Ansi parlait Zappa

By Paul Alessandrini

Rock & Folk, February 1970


« J'en avais assez de jouer pour des gens qui applaudissent pour toutes les plus mauvaises raisons ! » Ainsi parlait Zappa ... Sur la morne plaine grise, dans le brouillard épais, il était là, vigilant, toujours prêt à jouer, à tirer et à tordre les cordes de sa guitare (« my guitar wants to kill you, mamma ») ; c'était un immense plaisir de revoir Zappa, un Zappa solitaire, pourtant, enfoui dans le souvenir de six années d'expérience, celle des Mothers of Invention. Cette sensation d'être incompris, la plus terrible, qui est venue, lâchement, par derrière, jeter à bas la dérision des mots, des sons, la horde effrayante aux mains ensanglantées (par toutes les « justes causes »).

Et pourtant, à Paris ils étaient deux mille pour le dernier concert... Et pourtant, c'est vrai, ils ne venaient pas chercher ce que leur proposaient, généreusement, les fécondes mamans : mots-dérision, musique-dérision, musique dérision de la musique, etc. Toute une suite de renversements, de massacres en série, et par-dessus cet amas de cadavres, un pied de nez gigantesque.

« Je n'aime pas dire que nous avons rompu. Simplement, disons que nous ne jouons plus ensemble. Si nous avions continué de la même façon, nous aurions perdu tout notre public ». Frank Zappa déclarait dans une interview accordée à Downbeat: « Plus notre musique est médiocre, plus elle est accessible à un nombreux public, aux USA. Voilà où en est le marché ... Dans un concert en direct, l'élément le plus important est visuel. Les mômes viennent voir les gestes qu'ils préfèrent, ils ne viennent pas pour écouter. Nous partons du principe que personne n'écoute réellement, de toute façon, ce que nous faisons, si bien que cela ne fait aucune différence si nous jouons dans un endroit où l'acoustique est mauvaise. Les meilleures réactions du public ont lieu quand nous jouons les morceaux les plus médiocres. »

Alors, il me dira : « Oui, je suis découragé, mais ce n'est pas la seule raison ; en fait, nous n'avons pu atteindre aucun des buts que s'était fixé notre groupe. Peut-être dans deux ou trois ans les gens auront-ils compris ce qu'ont fait les Mothers. Et qui sait, peut-être plus tard pourrons-nous nous réunir de nouveau. »

On peut imaginer Zappa adolescent, commençant à s'exprimer par le rock, et, bientôt, ayant l'impression que la musique pop, et ce bon vieux rock en particulier ont, sur ceux qui s'y intéressent, des effets dont ils sont totalement inconscients.

Elle semble ne servir qu'à détourner leurs angoisses et leurs énergies vers une solution rythmique, pour mieux les rendre inoffensifs, et, dans cette mesure, bien mieux contrôlables. Comme une propagande insidieuse pour les endormir dans l'inaction. Mais, par-dessus tout, et cela surtout depuis l'expérience des Mothers of Invention, la censure, même déguisée d'une industrie avec ses promoteurs, ses compagnies d'enregistrement, etc., qui vivent de cette musique.

Souvenez-vous de la pochette de « Ruben and the Jets », cette petite phrase : « Est-ce là un enregistrement des Mothers of Invention sous un nom différent, dans une dernière tentative pour faire entendre leur musique « grossière » sur les ondes ? ». Pour mieux prendre cette situation à bras le corps, Zappa à décidé de se donner les moyens de lutter à tous les niveaux du show-business. Son action pourra ainsi s'exercer dans tous les sens, vers les horizons et les fantasmes les plus délirants, mais le tout sur des fondations d'acier. Ainsi, pour mieux faire respecter l'intégrité-intégralité de son œuvre, a-t-il décidé de créer sa propre maison de disques.

Il est le président de la première société de « rock underground », Bizarre Inc., qui comprend : deux marques de disques, Bizarre et Straight, une firme de management, une agence de public relation, une agence de publicité, plusieurs compagnies d'éditions musicales, une maison d'éditions qui va bientôt démarrer avec comme premier livre « The groupie papers », et une compagnie de production cinématographique. Sous le label Straight a déjà été produit un double album de Captain Beefheart « Trout Mask Replica » ; une des autres « vedettes » de l'écurie zappienne est Wild Man Fisher, un exmalade mental qui a subsisté pendant des années en hurlant le long des trottoirs des sons étranges de sa composition, « for a nickel a song » (quatre sous la chanson).

Pour Captain Beefheart, les rapports avec Zappa sont plus intimes. Tout part d'une même recherche formelle avec ce même pouvoir de dérision-dérisoire: une musique qui participe d'une rupture avec le réel musical ambiant, avec, toujours présent, le spectacle, la mise en scène sonore. L'œil est concerné : la provocation mystificatrice est visible à l'œil nu, même si musicalement elle est subtile et intellectualisée. Le reste de l'équipage vit ensemble dans une grande maison de San Fernando Valley, répétant quatorze heures par jour, dans le décorum le plus surréalistodadaiste.

Comme pour Zappa, les relations musique public sont passionnelles : le public devient un tout changeant, bon, mauvais, mais pas seulement; provocateur, provoqué aussi ; réactionnaire ou participants de l'orgie sonore, surtout. Sinon : on sait que Zappa, jouant au Granny, Awards a fait entendre pendant vingt minutes des grognements de cochon, parce qu'il trouvait le public grossier et bruyant La musique doit se mériter, même si elle est le reflet dérisoire d'un monde qui le devient (c'est la musique d'un monde).

Zappa est d'abord un compositeur mais un compositeur autodidacte, dont les maîtres à jouer sont Varese et Stravisky, c'est-à-dire des conceptions techniques d'une grande rigueur avec des schémas-structures fermes. L'héritage des visionnaires allié à un balancement, héritage bluesy, donne une musique d'une richesse incomparable, qui charrie en elle les beautés mais aussi les outrances et les contradictions du présent.

Le show télévisé : Zappa à prévu une série télévisée hebdomadaire. Cela consiste à établir une sorte d'improvisation collective libre dans une salle remplie d'instruments, d'amplis, etc., pendant une heure. D'après les lois syndicales, le show ne pourra ni être coupé, ni censuré.

Le cinéma : Zappa a produit son premier film, « Uncle Meat », longtemps interrompu faute d'argent mais qui sera bientôt terminé. Le second, en projet, « Captain Beefheart versus the Grunt people ». Aucun des deux n'atteint la démesure de celui qu'il espère faire, et dont nous vous présentons en grande première le scénario : tout commence dans un camp de concentration au fond du grand Canyon où « l'Establishment » a enfermé tous les hippies, et avec eux les Mothers, pour les rééduquer en leur inculquant les vérités américaines, avec des sujets tels que l'Hamburger comme institution américaine.

Quand quelqu'un s'endort en classe, il est tué à l'aide d'une gigantesque machine de torture qui grave dans son dos le nom de son crime. À la fin du film, les Mothers et les autres hippies sont sauvés par Mothra, Godzilla, Gorgo et King Kong, et tous les bons vieux monstres de la « culture » populaire américaine.

Pour Frank Zappa qui semble déterminé à ne plus jouer en concert, le festival d'Amougies aura été peut-être son dernier passage en public. « Ce fut un succès du point de vue politique, bien plus que sur le plan musical. Le festival a tellement erré, au début, que c'était presque un triomphe qu'il ait pu avoir lieu. C'était si mal organisé pourtant, que le premier jour quand on se fut assuré que les lumières et les amplifications marchaient, tout le monde se regardait avec étonnement. J'étais là-bas, de six à douze heures par nuit, mais c'était très dur. »

- PAUL ALESSANDRINI.