Frank Zappa : confirmation d'un musicien, révélation d'un homme
By A. R.
Feuille d'Avis de Vevey, 7 december 1971
Avant le terrible incendie que l'on sait, il y avait tout de même eu, au Casino, un magnifique concert pop, par la force des choses (ou la bêtise d'un spectateur ?), le dernier d'une belle série que l'on souhaite voir reprendre bientôt, sous la même forme, en un autre lieu. Provisoirement, le Pavillon ne serait-il pas tout indiqué, tut qui a abrité avec le succès dont on se souvient le concert des Pink Floyd avec une partie des chœurs et de l'orchestre de la Philharmonie de Londres, lors du dernier Festival international de musique ?
Samedi donc, Frank Zappa et les six « Mothers of Invention », tous mâles, contrairement à ce que le nom du groupe semble indiquer, ont remporté un triomphe : il faut quand même en dire quelques mots.
Les accompagnateurs de Frank Zappa se passent d'un long commentaire. Il s'agit de Ian Underwood (piano), Jim Pons (basse), Don Preston (synthesizer), Howard Kaylan et Mark Volman (chant et... accordéon) et le batteur Aynsley Dunbar, qui eut un moment de gloire aux côtés de John Mayall. Ils furent tous portails de style, de technique, de swing. Mais le plus grand, celui pour lequel on était venu de loin était bien sûr Zappa lui-mème, prodigieux guitariste, excellent satiriste, pasticheur polyglotte et compositeur de talent, à l'humour détaché et au cynisme imperturbable.
Pour qui ignore sa discographie abondante, le tour de chant de Zappa ne semblait compter samedi que quatre ou cinq très longs morceaux. Jusqu'au début de l'incendie, il y en eut en réalité une quinzaine, reliés par de longues improvisations, des textes parlés, chantés ou hurlés, de grands passages d'orchestre.
La musique de Frank Zappa est violente, âpre. Il n'y a pas ici de concession exagérée aux goûts du public, par de jeu de scène ni d'effets d'aucune sorte. Tout est toit pour concentrer l'attention non sur les musiciens, mais sur la musique qu'ils font et le message qu'elle apporte. Les textes, quant à eux, sont impitoyables, n'épargnant dans leur verve aucun sujet ( du mouvement hippy… à la qualité du fromage américain !) dans une forme tenant de l'érotisme et du surréalisme, qui peut ne pas plaire à tout le monde, mais qui n'émane pas moins d'une personnalité puissante de la pop music.
Comme nous l'avons déjà dit hier, cette personnalité est aussi faite de calme et de courage, ces qualités ayant eu l'occasion de se manifester alors que Zappa, seul sur scène, calma les terreurs naissantes, indiqua de son micro les sorties, restant sur place jusqu'à ce que la fumée ne lui permette plus, humainement, de tenir. Le concert avait confirmé un grand musicien, sa fin brutale révéla un homme, ce qui est plus difficile et certainement plus rare. Il fallait, une fois encore, le souligner.
A. R.
« À jouer avec le feu... »
À l'entrée du concert de Zappa et des « Mothers » était distribuée par les organisateurs une feuille mettant en garde contre les dangers (médicaux mais surtout juridiques) de la drogue. Ironie du sort, elle invitait aussi, par la même occasion, les spectateurs à ne pas fumer « par respect pour les musiciens et le public en général ». Maintenant que le Casino n'est plus, cette recommandation fait sourire, même si l'on sait que l'incendie est dû à d'autres causes qu'une cigarette mal éteinte…
D'autre part, nouvelle cruelle ironie, la version allemande de cette circulaire remise aux spectateurs était titrée : Beim Spiel mit dem Feuer verbrennt man sich leicht die Finger. Ce qui revient à dire : « À tout : avec le feu, ou risque fort de se bruler les doigts ». Heureusement, personne ne s'est brûlé, pas même les doigts !