Frank Zappa "Zoot Allures"
By Michel Bourre
FRANK ZAPPA
ZOOT ALLURES
Warner 56298 (dist. WEA)
Frank Zappa produit maintenant un album par an, avec une régularité déconcertante, un peu louche peut-être. Mais sa veine actuelle est telle qu'on ne peut pas attendre qu'elle se tarisse dans un avenir proche: il a trouvé la recette, et la moindre des choses serait que son petit dernier vous aide à passer l'hiver.
On ne peut pourtant pas considérer sa sortie comme un événement: d'abord parce qu'au même moment nous apprenons coup sur coup les décès tardifs de plusieurs de nos héros favoris et que l'ambiance générale ne prête pas à la rigolade, ensuite parce qu'elle prend trop l'aspect d'une fatalité prévue de longue date, une non-surprise totale dont les bienfaits ne se feront sentir qu'à l'usage. Les disques de Zappa vieillissent bien, surtout les derniers, coulés dans un moule sans audace mais bien calibré, qu'on peut espérer passer plus de quatre fois avant d'en être dégoûté à jamais, sort auquel échappent de moins en moins les romances vinyliques.
Celui-ci ne devrait pas faillir à la tradition. Il s'inscrit dans la riche et sécurisante lignée d'« Overnite Sensation », de « Roxy », de « Bongo Fury », bandes sonores graveleuses et vaguement effrayantes qui tentent de nous faire oublier les schizoïdes manifestes anti-plastic qui firent un temps la gloire du maître, sa vocation à être dévoré par le Radical Chic. Il y a moins de virulence dans ses propos d'aujourd'hui ; délaissant la critique délirante de la Société du Spectacle, il se comporte maintenant en « artiste », attentif à flairer d'où vient le vent, le but étant bien sûr de garder la tête et les épaules au-dessus de l'eau croupie où s'enfoncent ses contemporains, ceux sur qui s'étaient cristallisés illusions naïves et espoirs futiles, balayés bientôt par l'Histoire.
De ceux-là il ne reste rien, hormis quelques sillons tristes et quelques programmes d'éclate. Mais lui, Zappa, n'a jamais entretenu ce quiproquo, même si on peut considérer son attitude comme le comble de l'hypocrisie. Il disait n'être là que pour le fric et il y est encore, alors que les prophètes de cette époque sont devenus indics ou représentants en machines à laver. Qu'il mette en scène les hippies ou les punks, les groupies ou les politiciens, son secret c'est: rester à l'extérieur, tirer les fils des marionnettes et les marrons du feu, construisant pas à pas son « œuvre » polymorphe, films d'horreur et constats d'échec, tableaux désabusés, portraits cyniques et un rien méprisants d'une réalité qu'il sublime dans sa chambre d'hôtel entre son stéréo K7, son magnétoscope et sa paire de ciseaux électroniques, organisant la mise en sons de l'Amérique des monstres. Il a la mégalo libidineuse, le trait laid et obscène des « cheap comics », le mauvais goût des Dracula hollywoodiens; son cocktail, c'est King Kong, Flash Gordon, Howlin' Wolf et Varèse, remixés à travers le filtre mou de la parano informatique. Taches de graisse, monstres verts et hystérie collective.
Reste à détailler les èaractéristiques du produit. Sous une brune pochette rétro-punk où l'on reconnaît Eddie Jobson (qui ne joue pourtant pas ici,mais devrait participer à la prochaine tournée européenne de Zappa), « Zoot Allures » contient neuf morceaux, soit plus de quarante-deux minutes de musique typique et d'histoires débiles en tous genres, narrées d'un voix suave par F.Z. himself, qui leur donne la profondeur nécessaire en faisant prendre conscience de la distance qu'il conserve avec le sujet traité.
Il en est qu'il traite particulièrement mal, telle la pauvre femme qui gémit tout au long de « The Torture Nevers Stops », et qu'on imagine soumise à d'invraisemblables sévices. Comme on a envie de sortir de la pièce pour voler à son secours, la fin du morceau n'intéressera que les grands malades aux fantasmes douteux qui bordent le lit de mort du rock en esquissant un sourire jaune.
Instrumentalement, l'album est une performance. Zappa y fait les vocaux et toutes les parties de guitares, dont plusieurs valent le déplacement à elles seules, mais aussi la basse sur la plupart des titres, les claviers et le synthétiseur; Terry Bozzio, le batteur, est le seul à l'accompagner au fil de tous ses épanchements : dans ce rôle ingrat de dynamiteur de caisses, il se montre efficace et puissant, aussi bien dans les rocks les plus traditionnels que sur les tempos lents et appuyés où rampent les figures vicelardes de l'univers zappesque: le Fellini du rock, satyre grotesque et grotesque satire.
Les morceaux enchaînés se suivent sans se ressembler, mais aucun ne provoque l'étonnement. Utilisant les ingrédients habituels, chœurs suraigus et acrobatiques, guitare hurlante, rythmique carrée pleine de santé, c'est un disque de rock qui s'ouvre par deux minutes trente cinq de folie furieuse. « Wind Up Workin' In A Gas Station », néons tournants, gyrophares, l'enfer des stationsservice. Suit un instrumental enregistré au Japon et en public, court délire aigre et planifié où l'on retrouve Roy Estrada à la basse et Napoléon au sax (ailleurs, Estrada fait les chœurs au sein d'un quarteron de sinistres sires parmi lesquels on remarque le touchant Ruben Ladron de Guevara). Sur l'autre face, un autre revenant : Captain Beefheart, pous une brève intervention incognito, à l'harmonica, sur « Find Her Finer ». La suite se déroule suivant des schémas connus : fanfare synthétisée débouchant sur un riff à trois tiroirs, les marimbas de Ruth Underwood ici et là, et la guitare partout, mordante; « Zoot Allures », le morceau, n'a rien de particulièrement remarquable, sinon ses arpèges métalliques prolongés par l'écho et le fait qu'il donne son titre à l'album.
Bien sûr, rien ici n'est naturel, tout est pensé, coordonné, intellectualisé. C'est que Zappa n'est plus un gosse des rues: il ne joue pas avec ses tripes mais avec le terminal d'ordinateur qu'il s'est fait installer dans la moustache, trouant des mélodies maintenant familières de lignes rongées subitement devenues rayons laser. Sur ce déluge d'acier on peut danser, on peut aussi attraper la migraine, mais au moins on est en terrain connu, on n'est pas trompé sur la marchandise. Zappa aime le travail bien fait, ce disque en est une autre preuve. Reste à attendre que l'hiver s'en aille en son inquiétante compagnie.
- MICHEL BOURRE.