L'Amérique de Zappa on 200 Motels

By Ian Kent

Guitar & Bass, May / June 2003


On connaît Zappa, le musicien, mais plus rarement Zappa le cinéaste, bien qu'un élément de sa discographie en porte la preuve éclatante: 200 Motels. Cet album, qui est aussi la BO d'un film réalisé par lui et les Mothers nous permet à juste titre d'évoquer l'expérience un peu particulière de l'artiste avec le 16 mm. Guitar&Bass n'hésite pas à sortir de son cadre purement musical, et vous emmène donc, une fois n'est pas coutume, au cinéma.

Ça fait bientôt dix ans que Frank Zappa est mort, et personne n'a encore récupéré son surnom, son titre de génie. Il faut dire que l'étiquette lui collait à la peau ; c'est difficile de trouver un article, encore maintenant, qui ne fasse pas état de son génial statut. Seulement voilà, « génie », c'est un peu comme « sale con », une fois que vou.s avez obtenu le titre, ce n'est pas facile d'en changer. D'ailleurs, « ce génie de Frank Zappa » ou « ce sale con de Frank Zappa », ça sonne presque pareil. En revanche, vous conviendrez que c'est drôlement pratique de pouvoir classer, ranger toute une vie, toute une personnalité dans une petite case, dans un petit mot; ça évite de réfléchir, de regarder, ou d'écouter, puisqu'on sait d'ores et déjà que l'on a affaire à un génie, ou à un sale con ... De même qu'il est inutile de lire Shakespeare ou Dostoïevsky – savoir qu'ils ont existé et qu'ils sont géniaux suffit-, il est également inutile d'écouter l'ami Zappa pour les mêmes raisons.

Cependant, vous connaissez notre vénérable institution, et par conséquent, vous savez que ce n'est pas le genre de la maison de se contenter d'étiquetage sommaire. En revanche, quand on aborde la musique de Frank Zappa, on se heurte au problème de la quantité. Plus de soixante albums, trente ans de créations, ça ne tient pas très bien dans une petite case, surtout que l'œuvre du bonhomme s'étend de la satire politique à la musique orchestrale, en passant par la fusion et le doo-wop. Nous avons donc décidé de manière parfaitement arbitraire de vous raconter l'aventure 200 Motels, parce qu'on y trouve, sous la forme d'un microcosme, toutes les caractéristiques et les excès de l'œuvre du monsieur mentionnés ci-dessus, ainsi que beaucoup d'obsessions et de bizarreries qui ont ponctué sa carrière.

Un 200 Motels en gestation

1970. Frank Zappa sort Hot Rats, son premier album « solo », enregistré l'année précédente avec la collaboration de son vieux pote ennemi, Captain Beefheart, et le violoniste Jean-Luc Ponty. En effet, Frank s'est séparé des Mothers Of Invention, après huit albums et quatre ans de tournée. Lorsqu'il remonte le groupe, il ne garde des Mothers première mouture que Don Preston et son synthétiseur, et le saxophoniste Ian Underwood. Pour la batterie, il fait appel à Aynsley Dunbar ... Le marécage crépusculaire de votre ignorance vient-il d'émettre un clapotis ou est-ce le bruit du vent qui souffle dans le désert de vos boites crâniennes ? Sachez tout de même, bande de gastéropodes, que Jimi Hendrix hésitait entre Dunbar et Mitch Mitchell lorsqu'il forma Experience ... Ça donne une idée du niveau (le sien, pas le vôtre). On trouve également dans la nouvelle formation, George Duke aux claviers et Jeff Simmons à la basse.

200 Motels naît dans l'esprit de son créateur comme une allégorie des tournées rock aux Etats-Unis, où tous les motels se ressemblent, les salles de concert aussi; on bouffe mal, on passe de l'avion à l'autobus, et les groupies entretiennent des relations aussi bizarres que dégénérées avec le groupé, sans oublier les incontournables journalistes rock, « qui ne savent pas écrire, qui rapportent les propos de gens qui n'ont rien à dire, pour un public qui ne sait pas lire ».

Cependant, s'il est facile de résumer l'idée centrale du projet, la forme musicale que prend 200 Motels subit de multiples influences qu'on retrouve dans toute l'œuv.re de Zappa. Les fans le savent, la première idole du petit Frank, c'est Edgar Varèse. Or, à l'instar de ce dernier, notre compositeur écrit de la musique pour orchestre depuis l'âge de quatorze ans, et il vient justement de finir. l'écriture de la « 200 Motel Suite ». Le morceau est joué par un orchestre pour la première fois le 15 mai 1970, au Pauley Pavillon à UCLA. Après le concert, Mark Volman et Howard Kaylan, alias la section vocale des Turtles (groupe pop de Los Angeles, spécialisé dans les chœurs à géométrie variable, influencé par les Beatles), se rendent en coulisse afin de saluer le Maître. Celui-ci les embauche séance tenante pour travailler avec les Mothers. D'aucuns racontent que c'est à la suite d'une remarque d'un directeur artistique de chez Warner, qui aurait souhaité que la musique de Zappa soit plus commerciale, « comme celle des Turtles », dixit, que ce dernier aurait saisi la balle au bond en engageant les chanteurs.

Entre-temps, Zappa, dont les capacités de travail sont légendaires, a écrit le synopsis d'un film qu'il a présenté à United Artists, accompagné de bandes musicales, et ces derniers ont accepté de produire ce qui deviendra 200 Motels. Accessoirement, les Mothers, dans leur nouvelle incarnation, partent en tournée aux U.S.A. et enregistrent Chunga's Revenge, histoire de se faire la main avant de partir pour la vieille Europe. D'ailleurs, on peut voir cet album comme l'ébauche de la BO du film, avec ses évocations de groupies, de chambres d'hôtels et de promoteurs véreux.

Quelle équipe !

On peut se demander ce qui pousse Zappa à filmer 200 Motels en Angleterre, alors qu'il vit à Los Angeles, ville de cinéma, par excellence. La raison est à la fois économique et artistique. Frank veut un orchestre pour son film, et pas n'importe lequel ; il a jeté son dévolu sur le Royal Philharmonic Orchestra. Or, il est beaucoup moins cher de transporter les Mothers jusqu'à Londres, que de faire l'inverse, d'où l'idée de coordonner le film avec une tournée européenne. Ainsi, la famille Zappa (Frank, Gail, Dweezil et Moon Unit) part pour l'Angleterre en compagnie de Pamela Miller, la future Pamela Des Barres, la groupie la plus célèbre de l'histoire du rock, embauchée comme baby-sitter pour l'occasion. Celle-ci joue également le rôle d'une journaliste dans le film. Les Mothers arrivent en arrière-garde, suivis de Cal Schenkel, l'artiste-graphiste auquel on doit de nombreuses pochettes d'albums de Zappa. Frank a en effet décidé d'intégrer des dessins et des séquences animées dans son projet, et c'est Schenkel qui dirige ce secteur d'opérations.

Les répétitions commencent aux studios Pinewood, où on tourne également le dernier James Bond, ainsi qu'Un Violon Sur Le Toit [1]. Les techniciens construisent les décors de Centerville. Centerville, c'est ce que les Américains appellent Anywhere, U.S.A. (« n'importe où aux Etats-Unis »), une petite ville avec son motel, son restaurant fréquenté exclusivement par des red-necks, sa boutique pourrie, son magasin d'alcool, son ranch d'élevage de tritons, et... son camp de concentration avec ses miradors. D'ailleurs, pour des raisons pratiques, l'orchestre est placé entre les tours. Revenons cependant un instant au personnel ; si vous ne l'aviez pas encore compris, 200 Motels est une euvre multimédia, par conséquent, outre l'orchestre philharmonique, les Mothers, Pamela Miller et autres participants figurants importés d'Amérique, Zappa embauche également des gens du cru, et non des moindres ...

Le rôle de Larry The Dwarf (Larry le nain), mauvais génie de Frank, est confié à Ringo Starr. En effet, celui-ci en a marre de jouer les gentils de service, et le rôle lui permet de projeter une image nettement plus tordue et perverse que celle qu'on lui connaît. Zappa fait également appel à Theodore Bikel pour jouer Rance Muhammitz, autre alter ego de Zappa, qui se fait passer pour un animateur. Le maestro se procure également les services d'une troupe de danse. D'ailleurs, dans la mesure où il change des éléments du scénario tous les jours, une partie de l'embauche se fait spontanément, au coup par coup.

Celui qui passait par là ou le casting à l'arrachée

On retrouve les Mothers au moment où ils répètent les scènes de la chambre de motel. Jeff Simmons lit son texte, dans lequel il raconte que Zappa est vieux, qu'il faudrait lui acheter une montre (référence aux répétitions et aux concerts interminables), et que celui-ci cache des magnétophones dans les chambres d'hôtel des musiciens pour leur piquer des idées. Or ces éléments de dialogue sont tirés de conversations réelles entre Simmons et d'autres, que Zappa a enregistrées dans les chambres d'hôtel des musiciens, avec des magnétophones cachés ...

Dans la même scène, le personnage de Simmons fait part de ses intentions de quitter les Mothers pour former son propre groupe et, malheureusement pour la production, le vrai Jeff Simmons joint le geste à la parole, et repart dare-dare aux U.S.A.

La tension monte car le studio est loué pour un temps limité, et l'orchestre arrive la semaine suivante ; la recherche d'un nouveau bassiste s'annonce donc comme une véritable course contre la montre. Noel Redding du Jimi Hendrix Experience passe une audition, mais son talent de bassiste ne rattrape pas son manque d'aptitude à jouer la comédie. Arrive ensuite le comédien anglais, Wilfrid Brambell, qui jouait le grand-père de Paul McCartney dans A Hard Day's Night. Celui-ci pourrait faire l'affaire, mais il est incapable de retenir un texte, et il ne reste que trois jours avant le tournage. On retrouve donc les Mothers dans leur loge, à Pinewood, où le moral est au bas fixe. Le groupe joue aux cartes en buvant de la bière. Zappa les rejoint, en disant: « Le prochain qui entre dans cette pièce décroche le rôle de Jeff le bassiste », et comme par magie, le chauffeur de Ringo, Martin Lickert, fait irruption dans la loge. Il a les cheveux longs, un accent britannique, et il joue vaguement de la basse. Il a le rôle.

Côté personnel, Frank a également engagé Keith Moon, qui devait jouer le mauvais génie de Jeff, puis le bon, mais qui finit dans le rôle de la « hot nun groupie », la bonne-soeur-groupie-nymphomane. Pete Townshend doit également faire une apparition, ainsi que Mick ]agger, mais d'autres engagements les en empêchent. En revanche, le camion studio des Rolling Stones arrive tout équipé, 16 pistes analogiques, à la date prévue. Zappa compte en effet enregistrer les Mothers et l'orchestre ensemble, live pendant le tournage. Ceci explique pourquoi FZ décide de tourner 200 Motels en vidéo, pour le transférer sur film par la suite. Celui-ci a besoin de revoir et de réécouter les scènes dès qu'elles sont tournées, et la vidéo est le seul support qui offre cette possibilité. De nos jours, ce procédé est monnaie courante, mais Zappa est le premier à tenter l'expérience en 1970. A titre anecdotique, toute la musique de 200 Motels est jouée, enregistrée et filmée telle quelle, à l'exception de « Penis Dimension », dont la musique a été enregistrée la veille de la scène.

... Coupez !

Lorsque commence le tournage à proprement parler, Zappa se rend rapidement à l'évidence que son film ne pourra pas être tourné tel qu'il a été écrit. En effet, le temps et le budget étant extrêmement limités, celui-ci se voit dans l'obligation d'éliminer certaines scènes, et d'en réécrire d'autres pour compenser Du coup, la cohérence narrative en pâtit sérieusement. D'ailleurs, pour beaucoup de fans, 200 Motels est aussi génial qu'incompréhensible.

A part Zappa et son entourage, tout le personnel, techniciens et autres travaillent au tarif syndical, et quand la sonnerie de 17 h retentit, annonçant le changement de barème, la journée s'arrête, encore une fois, à cause des limites budgétaires de la production. Cependant, malgré les nombreux rebondissements, le film avance dans toute son absurdité, et le tournage est complété en sept jours. Le montage commence la semaine suivante aux studios de TVR, à Londres. Le film est monté en 16 mm, et-la bande-son passe de seize pistes ... à une piste mono. Au début, Frank voulait une sortie stéréo, mais le nombre de cinémas équipés en stéréo à l'époque est tellement limité, et le coût des copies tellement élevé, que le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Revenons un instant sur le Royal Philharmonic Orchestra. Lorsque Zappa fait appel à eux, il découvre une clause particulière dans leurs conditions d'engagement : les répétitions de concert sont moins payées que les répétitions de films. Qu'à cela ne tienne, notre rusé renard les engage donc pour un concert au Albert Hall après le film, réduisant ainsi ses frais de production, car la location du RPO est de loin la charge la plus lourde du film. Les musiciens se sentent-ils lésés par cette entourloupe, ou est-ce la bienséance britannique qui souffre des obscénités répétées des freaks américains? Quoi qu'il en soit, une partie de l'orchestre contacte les responsables du Albert Hall, pour les prévenir que le contenu du spectacle de Zappa est « obscène ». Or, il n'en est rien, le maestro a raboté les passages rugueux pour se concentrer sur la musique, mais l'Albert Hall ne l'entend pas de cette oreille et annule le concert. Zappa est furieux, et les Mothers manifestent avec des pancartes devant la salle le jour où ils devaienitfouer.

Bonjour les dégâts .

Le groupe rentre aux Etats-Unis pour une tournée « coast to coast ». Celle-ci passe par New York et le Fillmore East, et les Mothers y enregistrent leur célèbre album live Fillmore East-June 1971. On y retrouve plusieurs morceaux provenant de 200 Motels, ainsi que des scènes qui n'apparaissent pas dans la version finale du film. Or on est encore assez loin d'une version finale ...

De retour en Californie, Frank Zappa retourne dans son studio de Burbank, en corn pagnie de Howard Kaylan et de Jim Pons, pour réenregistrer le dialogue des scènes sur lesquelles Cal Schenkel doit greffer ses dessins animés. En effet, la qualité audio de ces scènes filmées à Pinewoôd n'est pas assez claire pour le travail du dessinateur. Il faudra huit semaines d'effort continu à ce dernier pour finaliser les séquences animées.

Outre les frivolités mentionnées dans les paragraphes ci-dessus, depuis son retour aux U.S.A., Zappa écoute, sélectionne, coupe et mixe la BO de 200 Motels. Le disque sort en octobre 1971 sous la forme d'un double album; contenant l'affiche du film en prime. En revanche, la sortie européenne du film devra attendre janvier 1972. Frank est évidemment présent pour la première qui se déroule dans un cinéma de Picadilly Circus, entouré d'une nuée de fans et de célébrités.

L'accueil de la critique en 1972 est assez mitigé, aussi bien à l'égard du film que de sa BO. Il fayt du reste reconnaître que le film est pour le moins, chaotique, ce qui prouve qu'on n'a pas forcément besoin d'hallucinogènes pour divaguer. En revanche, l'album contient des moments d'anthologie, même s'il faut parfois se fader des dialogues interminables avant d'y accéder. Et c'est un adepte de la langue de Chuck Berry qui vous le dit.

Notre article pourrait s'arrêter là, mais les vieux fans de hard-rock, ou plutôt, les fans de vieux hard-rock apprécieront cet épilogue. A la suite des événements relatés dar,sfles paragraphes précédents, les Mothers refirent une tournée européenne, et c'est au cours de celle-ci que le matériel et les instruments du groupe brûlent daps un incend.ie à Genève. Les fans de Deep Purple connaissent l'histoire puisque c'est le thème du prerî)ier couplet de « Smoke On The Water ». D'ailleurs, le refrain fait référence àl'ii'Îcendie et à la fumée qui planait sur le lac Leman.

On pourrait penser en rétrospective que Zappa aurait mieux fait de rentrer chez lui, puisqu'un mois après Genève; le mari jaloux d'une fan monta sur la scène du Rainbow Theatre à Londres pendant un concert des Mothers, et jeta le compositeur dans la fosse d'orchestre, dix mètres plus bas. Frank s'en sort avec un larynx abîmé et un tibia fracturé.

Quelques mois plus tard, les Mothers enregistrèrent un dernier album avec Mark Volman et Howard Kaylan intitulé Just Another Little Band From L.A., et puis Frank Zappa repartit pour de nouvelles aventures musicales ...


1. Fiddler On The Roof, an American musical film produced and directed by Norman Jewison.