L'alchimiste du chaos. Prologue
By Alain Jamot
L'alchimiste du chaos, April 2025
PROLOGUE
Zappa, la faille joyeuse
Ou comment, à la fin des années 70, un adolescent découvre la musique contemporaine grâce à un moustachu sarcastique dans les pages de Rock & Folk
Je n'ai jamais cru à la révélation mystique. Pourtant, quelque chose s'en rapproche dans la manière dont Frank Zappa est entré dans ma vie. Ce n'était pas une lumière divine, ni une secousse intérieure, mais une faille discrète, un interstice dans le réel qui s ' ouvrit un jour entre deux colonnes d 'un vieux numéro de Rock & Folk. Nous étions à la fin des années 70. Je devais avoir quatorze ou quinze ans. À cet âge-là, on cherche dans la musique ce qu'on ne trouve pas ailleurs : la rage, l'intelligence, l'échappatoire, la transgression. Et parfois tout cela en même temps.
J'écoutais du rock, comme tout le monde. Queen, Kiss, Genesis, un peu de jazz-rock aussi – Weather Report, Mahavishnu. Je croyais comprendre ce que voulait dire "expérimental", mais tout cela restait dans les rails. Puis je suis tombé sur une interview de Frank Zappa, signée Jean-Marc Bailleux. Une de ces interviews fleuves, érudites, décalées, précises et drôles, où Bailleux, qui n'avait pas peur de passer pour un intellectuel dans un magazine de rock, donnait la parole à un musicien que je ne connaissais que de nom – et que la photo rendait immédiatement suspect : cheveux longs mais pas hippie, moustache et petite barbiche en pointe, chemise à fleurs, regard sarcastique. Il avait l'air de se moquer de moi.
Et c'est précisément ce ton-là qui m'a accroché. Zappa n'était pas là pour séduire. Pas pour se raconter. Il déployait un discours dense, technique, exigeant, où il était question de Synclavier, d'atonalité, d'hypocrisie médiatique, de Edgard Varèse, de gammes byzantines, de rock débile, de business véreux. Rien n'était séparé : le son, la politique, le langage, la satire, l'écriture, la production. Tout se mêlait. Et surtout : il n'y avait aucun filtre. Ce type parlait comme personne. Il ne cherchait pas fapprobation. Il démontait les idées reçues une à une. Il parlait de musique comme d'un art sérieux, et dans la phrase suivante, il évoquait une chanson sur les hamburgers ou les pervers sexuels.
Cette interview m'a donné envie d'acheter un disque. Un peu au hasard, j'ai trouvé Hot Rats, que je glissai fébrilement sur la platine familiale. La première écoute fut un choc, mais pas celui que l'on croit : je n'ai pas été "transporté". J'étais dérouté. Pas de chant (ou si peu), des morceaux longs, des solos bizarres, un groove étrange, des ruptures. Je ne comprenais pas tout, mais je sentais qu'il se passait quelque chose d 'essentiel. Comme si cette musique refusait le consensus. Comme si elle ne cherchait pas à être aimée.
J'y suis revenu. Et très vite, j'ai compris que Zappa n'était pas un artiste qu'on écoute en fond sonore. Il exigeait l'attention. L'adhésion partielle. L'analyse. Chaque disque était un monde. Alors j'ai commencé à les collectionner. OverNite Sensation, Apostrophe, One Size Fits All, Roxy & Elsewhere, Joe's Garage, Zoot Allures ... Aucun ne se ressemblait. Parfois j'étais hilare, parfois fasciné, parfois mal à l'aise. Et peu à peu, une question a émergé : d'où venait cette musique ? À quoi répondait-elle ? Pourquoi utilisait-elle des métriques irrégulières, des harmonies tordues, des arrangements inclassables ? J'ai commencé à lire les livrets. À chercher les noms.
Et c'est là que Zappa a rempli son rôle de passeur.
Dans une autre interview, toujours dans Rock & Folk, toujours signée Bailleux, Zappa citait Varèse, Boulez, Webern, Stravinsky, Messiaen, Penderecki. Des noms qui n'étaient jamais prononcés dans le monde du rock. Je notais dans un carnet. Je demandais à la médiathèque municipale les oeuvres de ces compositeurs. Je tombais sur Déserts, Le Marteau sans maître, Les Offrandes oubliées, Amériques. Et là, je retrouvais quelque chose de Zappa – ou plutôt : je comprenais d'où il venait. La musique contemporaine, que je croyais sèche, froide, intellectuelle, était soudain vivante, organique, violente, ludique même. Et Zappa, dans ce paysage, était un trait d'union.
Zappa ne m'a pas "initié" à la musique contemporaine. Il m'a ouvert la porte. Il m'a mohtré que ce monde existait. Et que non, il n'était pas réservé aux vieux compositeurs de conservatoire, ni aux chercheurs en blouse blanche. Il pouvait aussi être habité par un moustachu californien qui chantait Don't Eat the Yellow Snow. Zappa faisait tomber les murs. Il refusait les hiérarchies. Il posait sur une même ligne Edgard Varèse et Johnny Guitar Watson. Il n'y avait pas de genre. Juste des sons, des formes, des idées.
Je me souviens précisément du moment où j'ai écouté The Black Page pour la première fois. J'avais l'impression que le temps se tordait. Que le rythme était vivant, nerveux, mutant. Je ne savais pas encore ce qu'était. une mesure à 11/16. Mais je sentais que cette page noire était aussi une porte noire. Une porte vers une autre manière d'entendre. Je n'ai plus jamais écouté la musique de la même façon.
À partir de là, ma trajectoire a changé. J'ai commencé à lire autrement. À écouter fies compositeurs que mes camarades de lycée ne connaissaient pas. À m 'intéresser au silence. À la structure. Aux sons extrêmes. À la répétition. À la dissonance. Tout cela grâce à Zappa, qui n'a jamais cherché à "éduquer", mais qui, par la force de son art, vous fait comprendre que penser la musique, c'est aussi penser le monde.
Zappa, pour moi, fut le premier compositeur total. Pas totalitaire – total. Il écrivait, montait, enregistrait, dirigeait, jouait, publiait, commentait. Il était son propre éditeur, son propre label, son propre théoricien. Et dans son humour, parfois gras, dans ses outrances, dans ses solos interminables, il y avait une exigence inouïe. Une lucidité. Une pensée critique. Il n 'était pas là pour se faire aimer. Il était là pour faire. Pour construire. Pour transmettre une manière d 'écouter.
Et ce que Bailleux avait compris, en donnant la parole à Zappa dans Rock & Folk, c'était précisément cela. Il ne traitait pas Zappa comme une "curiosité" ou un "trublion". Il comprenait que sa musique était une architecture. Qu'il fallait en parler sérieusement. Sans jamais trahir sa dimension comique, mais sans la réduire à ça. Grâce à ces entretiens, Zappa, pour moi, est devenu un repère. Un phare. Un contrepoint. Et plus que tout : une invitation.
Une invitation à penser la musique par soi-même. À ne pas croire sur parole. À expérimenter. À écouter avec les oreilles et avec l'intelligence. À aller chercher ailleurs. À lire. À comprendre que tout est lié – la politique, la syntaxe, la guitare, l'électricité, le studio, la dissonance, le rire, le montage. Zappa ne m'a pas "fait aimer la musique contemporaine". Il m'a donné les outils pour y entrer. Pour ne pas avoir peur. Pour comprendre que ce que l'on appelle souvent "difficile" n'est pas forcément inaccessible. Que la musique peut être complexe et jouissive. Que l'humour peut cohabiter avec la rigueur. Que le chaos peut être organisé. Et que dans une société qui simplifie tout, l'écoute attentive est un acte de résistance.
Aujourd'hui encore, je relis ces interviews comme on relit des textes fondateurs. Je retrouve l'énergie de cette époque, la précision des réponses, la sécheresse de certains propos. Et je me souviens de ce jeune garçon qui, en lisant Zappa, a soudain compris que la musique n'était pas seulement un divertissement – mais un langage. Et que ce langage, parfois, pouvait tout dire. Mieux que des mots.
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