Mothers encore ... ou les caprices du grand Zappa ...

By Philippe Paringaux

Rock & Folk, July 1969


Un Olympia aux deux tiers plein pour les Mothers, c'est la preuve que les times they are a-changin' et qu'il a aujourd'hui un public pour des groupes ou des artistes qui n'auraient pas fait un rond il y a deux ans. Bien sûr, ça n'était pas plein ; bien sûr, il y avait un tiers de snobs underground et de hippies de luxe qui prononcent Mothers comme on dit Mêêêre à Passy ; bien sûr, il y avait l'habituel contingent de « bidons » que draine chaque Musicorama, et les « vedettes » de service et bien de chez nous dont on espère à chaque fois qu'elles sont venues prendre une leçon de swing mais qui démontrent toujours ultérieurement qu'il n'en était rien. Ça, c'est le folklore, et l'œil peut supporter, sinon l'oreille.

Non, le côté encourageant de la chose, c'est qu'il y avait ce soir-là un tas de jeunes gens venus écouter de la bonne musique et non pas venus, comme on va au zoo, voir une bande de monstres rigolos faire n'importe quoi sur une scène. On verra plus loin que les rigolos n'étaient pas sur la scène mais bel et bien dans la salle, et qu'ils nous gâchèrent une partie de notre plaisir par un enthousiasme qui n'eût été excusable que s'il avait été spontané.

Nous n'en étions pas encore là quand le rideau rouge cher à Edith Piaf et à Gilbert Bécaud (qui n'étaient d'ailleurs ni l'un ni l'autre dans la salle) se leva (ou s'ouvrit ? Oui, je crois bien qu'il s'ouvre) sur les chaussettes bleu électrique et le pantalon vert pomme de Frank Zappa, physique idéal de troisième couteau dans un western italien. Et pour quelques dollars de plus, we are in it only for money. Il est déjà en plein solo, Zappa, et sa Gibson Les Paul swingue très dur tandis que l'énorme et brillante Church (qui a dit que les Mothers étaient négligés ?) de droite écrase la pédale wah-wah avec une belle régularité. Les Mothers sont derrière, au complet et pas du tout gênés par leurs smokings de scène. Le cheveu se porte long, très long (sauf pour Zappa qui ressemble de nouveau à la vieille photo de lui qui orne le verso de « Cruising with Ruben & the Jets ». Saisissant retour en arrière, croit-on ... jusqu'à ce qu'il se retourne et nous montre son beau catogan), la chemise se porte au-dessus de la ceinture et le pantalon comme on peut.

Dix en tout, dont un aux fonctions assez indéfinies mais qui semble bien être chargé d'allumer pour ses copains des cigarettes qui se fument d'une drôle de façon et, de temps à autre, quand il y pense, d'agiter un vague tambourin. Zappa, sérieux comme un pape, continue son solo, ce qui me permet d'affirmer sans risque d'erreur à mon voisin qu'il est le lead-guitar du groupe. Pas mon voisin, il joue du trombone, Zappa. Du trombone, Zappa? Ooooh ! ! ! Il fait aussi de grands gestes avec ses bras, et le voilà chef d'orchestre fidèle à sa légende.

AA côté de lui, chargé de la basse et des onomatopées, se dandine Roy Estrada, gros ours au talent fou, bassiste véritablement « monstrueux », comme on dit maintenant pour marquer une admiration sans bornes. Marquons donc, il le mérite et sa grande classe aussi. J'avoue n'avoir jamais été autant impressionné par un bassiste que par celui-là. À gauche, une monastique calvitie au beau milieu du crâne, le pianiste Don Preston, à moitié endormi (sauf ses doigts), rien à voir avec le Preston qui joue avec les Beatles, précision inutile s'il en fût. Un peu plus à gauche encore, Motorhead Sherwood, qui joue pour l'instant du tambourin et passera tout à l'heure aux choses sérieuses avec le baryton. Derrière lui, nous en avons déjà parlé, l'allumeur de cigarettes, également au tambourin.

Deux batteurs au milieu, Jimmy Carl Black, dit l'indien, il est Indien et moustachu de surcroît (comme tous les autres moustachus, pas Indiens), forgeron du rythme qui plantera durant toute la soirée des clous dans ses caisses et ses cymbales, vivante illustration de ce que peut être un tempo de plomb (s'il n'existe pas de métal plus lourd), et son compère Arthur Dyer Tripp III (la noblesse américaine joue exclusivement chez les Mothers, et Sam Houston Andrews III, de chez Janis Joplin, n'est qu'un roturier déguisé).

Cet Arthur III se révéla en tout cas, noble ou pas, un « monstrueux » batteur (c'est la mode, moi, je suis), beaucoup plus fin que son ami l'indien et ambidextre de surcroît, parfaitement à son aise sur tous les tempos (et Dieu sait que les tempos changent souvent chez les Mothers) et doté d'une très, très belle frappe. Son entente avec Roy Estrada fut un véritable régal pour les connaisseurs, je vous répète ce qu'ils m'ont dit.

Et je signale au lecteur inattentif que le solo de Zappa continue pendant cette brève présentation de l'orchestre, solo très long, très bon et, je le répète, à la pédale wah-wah, engin dont Zappa fait une effrayante consommation. Ian Underwood, un autre client sérieux, est à l'alto, à la clarinette, à la clavioline et à la flûte, le tout presque en même temps, tellement il est doué. Et il trouve en plus le moyen d'expliquer aux deux vieillards grisonnants qui complètent avec lui la section des cuivres amplifiés, de leur expliquer qu'il faut jouer ce thème dans cette clé-là et pas dans une autre, que le riff doit tomber juste à cet endroit-là, regardez mon doigt, et qu'ils pourraient bien savoir tout cela à leur âge, eux les plus vieilles de toutes les Mamans.

Les deux vieillards en question, belles barbes grises, beaux cheveux gris et longs, belles bedaines, sont Bunk Gardner (ténor, basson et deux ou trois autres instruments bizarres) et un trompettiste dont j'ai oublié le nom (à supposer que je l'aie jamais su), mais ça n'est pas grave, il est vraiment trop mauvais. Voilà pour le personnel, le compte doit y être, pour tous renseignements biographiques, discographiques, etc., s'adresser aux disques Vogue, PLA. 73.00, chez qui on annonce d'ailleurs, et non sans une légitime fierté, un prochain double-album « Antoine meets the Mothers of Invention », et dans lequel notre beatnik repenti remplacera la Maman dont je vous ai déjà parlé et qui est chargée d'allumer les cigarettes. Le bruit circule d'ailleurs que Georgette Plana chanterait en duo avec Zappa un morceau intitulé « Offre-nous une cigarette ». Mais motus, rien n'est encore fait.

LA CHOSE AU TORSE PLAT

En attendant, Zappa a terminé son solo-marathon (il fera, durant toute la soirée, la preuve qu'il est un excellent guitariste, contrairement à ce qu'affirmait péremptoirement Philippe Paringaux dans un ancien R & F) et annonce la suite des réjouissances: après cet extrait du double-album « Uncle Meat » («A pound for a brown on the bus »), c'est « Ballet, premier mouvement ». Pièce pour flûte (Ian Underwood), très belle, très musique classique des années trente, Ravel et Satie sont plus proches que Cage ou Stockhausen, unisson des cuivres avec ponctuations de Zappa à la cymbale puis aux castagnettes.

Mais la pièce pour flûte devient vite « pièce pour poisson et poulet plumé », deux accessoires inattendus qui font sur scène une entrée triomphale et vont se loger sous le bras droit (le poisson) et sur le manche de la basse d'Estrada (le poulet). Le poisson en restera là de ses tribulations post-mortem (je m'empresse de rassurer les cœurs sensibles et la SPA : les deux animaux étaient déjà morts avant d'entrer en scène), le poulet connaîtra la consécration de l'Olympia en allant se promener un peu partout et se frotter à tous les instruments avant de finir le concert juché sur un ampli d'où il échangera avec l'indien des regards d'une effroyable sauvagerie. Lequel a fini par dévorer l'autre, mystère.

« Ballet, deuxième mouvement », long solo de batterie, l'indien et Arthur III s'entendent comme larrons en foire, la finesse de l'un complétant la brutalité de l'autre. Les Mothers font ainsi revivre d'une façon étonnante les plus prestigieuses soirées de l'Opéra.

« My guitar wants to kill your Mamma », et Zappa précise bien : « folk song ». Ça chauffe dur pour une folk-song, Zappa chante, se débarrasse du dernier couplet et s'empresse d'entamer un long solo de guitare tout distordu. Une chose indéfinissable se précipite alors sur la scène et se met à danser un joli ballet érotique pour hanches suggestives et cheveux dans les yeux. « Jolie fille », apprécie l'assistance, jusqu'au moment où la « chose » dénude un torse d'une désespérante platitude. La chose était un homme, ce qui n'empêcha pas le gorille de service de lui sauter dessus. Lutte de la Souplesse et de la Force sur fond de guitare zappaienne. La Force est sur le point de triompher quand la Souplesse reçoit des renforts et renverse la situation. Mêlée générale.

D'un doigt, Zappa arrête la machine à swing qui tourne dans son dos et envoie un de ses hommes à la rescousse. Le danseur est accepté par le maître, même s'il a un morceau de retard sur le ballet.

LE SOUFFLE DU GORILLE

... a deuxième partie commence par une nouvelle pièce moderno-classique pour fluegelhorn, clarinette et basson, jouée hors tempo et qui démontre avec une aveuglante évidence que la légende Mothers = révolution musicale est plus fausse qu'un jeton. Tout est remarquablement construit, mis en place à la perfection, plein de trouvailles et de gags sonores, original parfois, swinguant le plus souvent, mais il est bien certain que cinq mille compositeurs classiques, modernes, pop ou jazz ont déjà été plus loin que Zappa. Ce qui n'enlève rien à son talent qui est grand.

NNouvel extrait d'Uncle Meat: « King Kong », histoire du film vue par les Mothers : « Un gentil gorille vivait sur une île où même les Américains n'avaient jamais mis les pieds. Ils y vont. Ils droguent le gorille. L'emmènent aux States. Se font plein de fric avec. Le tuent ». La parabole est valable pour bien d'autres lieux et bien d'autres gens. Gongs inquiétants, cloches, roulements profonds des tambours, la voix rauque et majestueuse du baryton s'élève.

Climat étonnant, toutes les iles sont là, qui bruissent doucement au vent. « Là, dit Zappa, vous pouvez presque sentir le souffle du gorille dans votre cou ». Et c'est vrai ! Nouveau danseur sur la scène, personne ne le regarde, le bide. « Variations on a theme by Igor Stravinsky » (réponse aux B, S & T?) sera, hélas, le dernier morceau du concert. Sur une formidable assise rythmique qui mettra une fois de plus en valeur Estrada et Arthur III, chacun se fend de son long solo, ce qui n'ira pas sans quelques mauvaises surprises.

Les bonnes d'abord, et mis à part le jeu de Zappa que l'on connaît à fond, puisqu'il n'a pratiquement pas arrêté de jouer depuis une heure : Ian Underwood, à l'alto wah-wah, qui sait créer un climat mais ne fut malheureusement guère audible; Roy Estrada, dont le très beau solo sera gâché par l'irruption sur scène d'une cinquantaine de danseurs en folie ; Don Preston, (p.elec), fut simplement moyen et mérite un mauvais point pour avoir perdu le tempo au beau milieu de son solo (professionnel en diable, il rattrapa bien vite cette petite erreur de parcours); Bunk Gardner, au ténor amplifié, fut assez bluesy mais ne renversa certainement personne par terre ; quant au trompettiste anonyme, il prouva en l'espace d'un long solo fumeux, plat et bourré de clichés, qu'il méritait bien de le rester. La tasse noire.

Sans aucun doute, les deux derniers méritent parfaitement le compliment que leur envoie Barney Wilen dans le dernier R & F : des musiciens de studio qui se sont laissé pousser les cheveux mais n'ont rien à dire. Mais Zappa, Arthur, Estrada et Underwood ont, eux, quelque chose à dire, pas de doute. Tout comme l'orchestre, pris dans son ensemble, a quelque chose à dire.

Le fait que les Mothers aient un métier de fer, sachent lire des partitions relativement complexes et respecter un tempo pendant vingt minutes ne peut pas être porté à leur débit. Même si leur spontanéité peut paraître parfois assez... mécanique. A noter, au cours de ce dernier morceau, les extraordinaires riffs de Zappa à la guitare, l'homme montrant là que, s'il est un excellent soliste, il est encore meilleur accompagnateur.

Puis la scène fut envahie par la troupe de « Hair », et tout le monde trouva cela très amusant jusqu'au moment où l'on vint dire à Zappa qu'il fallait arrêter de jouer. Ce qu'il fit. Toujours très professionnel.

« Dommage, commenta laconiquement et un peu plus tard le premier chef d'orchestre pop du monde (deuxième :  Paul Mauriat), nous aurions bien joué un peu plus longtemps. » Il n'avait pas l'air trop accablé tout de même ...

PHILIPPE PARINGAUX.

P.S. Je vous le dis tout de même, le trompettiste s'appelle Buzz Gardner.