Zappa au Gaumont: "Une leçon de pop"

By Thierry Lewin

Pop Music, December 24, 1970


Frank Zappa et ses Mothers of Invention sont passés à Paris ; l'orage prévisible n'a pas éclaté. Les Parisiens n'ont pas daigné y prêter attention. Ce concert aurait pu être aussi « clandestin » que celui des Beach Boys. Heureusement, Zappa bénéficie de la considération indestructible d'un certain public qui a reconnu en lui le promoteur d'une nouvelle Pop Music depuis la publication des albums « Freak Out, « Absolutely Free » et « We're Only In lt For The Money». La Pop Music se prenait trop au sérieux. II fallait lui redonner toute sa valeur expérimentale, tout son pouvoir corrosif qui commençaient sérieusement à diminuer.

Zappa et les Mothers ont creusé la voie. D'autres s'y sont engouffrés en l'approfondissant davantage. Zappa reste toujours là. Les Mothers semblent être revenus à leur point de départ en reprenant le style de la première· époque. La musique n'est plus simplement la musique. Elle devient représentation de la vie comme le sont les mimes et les scènes jouées et chantées par Howard Kaylan et Mark Volman (anciens Turtles).

Cette irrévérence totale envers l'Amérique, envers le si fameux American Way Of Life, est accentuée par l'alliance musique-spectacle. Et pourtant Kaylan et Volman ne font que répéter (en les ridiculisant) les· gestes que vous avez tant de fois vus dans les comédies américaines, les chœurs que vous avez tant de fois entendus. Tout cela ne vous semblait pas ridicule, ni même risible. Il était-pourtant impossible de ne pas rire en les regardant et en les entendant ce soir-là au Gaumont.

Voilà un des buts des Mothers mis à jour : n'acceptez pas tout ce que vous envoie l'Amérique sous prétexte que c'est l'Amérique qui vous l'envoie. Dans ces moments-là, la musique passe au second rang. Elle ne sert plus qu'à souligner les idées des deux chanteurs. Là musique, comme les chants, est toujours dirigée par Zappa. Celui-ci se comporta ce soir davantage comme un chef d'orchestre que comme un véritable soliste. Quelques soli nous firent regretter amèrement qu'il s'en soit tenu à un rôle d'organisateur. Il veut toujours garder le contrôle de la musique, voilà qui est chose certaine ; mais la domination qu'il exerce sur les autres musiciens semble tout de même un peu abusive.

On comprend très bien que le soliste de Canned Heat, Henry Vestine, qui joua au début des Mothers avec Zappa, ait préféré quitter le groupe quand il a été question de signer un contrat de trois ans. L'écrasement des personnalités est bien trop important.

Les musiciens ne peuvent que trop rarement exposer leurs idées. Si cela se faisait un jour, ce que perdrait le groupe en assurance serait immédiatement compensé par un renouveau total et perpétuel. On peut faire confiance aux musiciens que sont lan Underwood, George Duke et Aynsley Dunbar. La musique ne pourrait qu'y gagner. Cet état (Zappa autorité suprême) fut peut-être pour beaucoup dans le manque d'ambiance qui régnait dans la· salle, le public n'ayant rien à faire. Zappa décidait de tout, et tout était déjà décidé. Cela cessa quand Jean-Luc Ponty apparut sur la scène. C'est seulement à partir de ce moment que la musique atteignit enfin le niveau espéré. La satire était mise de côté. Les deux chanteurs n'étaient devenus que de simples spectateurs. Tout s'était passé comme si Ponty avait joué le rôle de catalyseur.

Enfin les musiciens étaient libérés et on imagine aisément ce que fut cette demi-heure de rêve avec George Duke (orgue), Ian Underwood (orgue), Aynsley Dunbar (batterie), Jean-Luc Ponty (violon), Jeff Simmons (basse) et de temps en temps Frank Zappa. Il sembla bien à ce moment que ce n'était plus Zappa qui menait les. Mothers, mais bien Ponty. Chacune de ses intentions déclenchait une série de réponses des autres musiciens. Mais Zappa voulut reprendre le contrôle do groupe. Négligeant sa guitare qui ne faisait que pendre à son cou, il reprit la direction des opérations, et· dirigea les musiciens- en se servant de sa main comme d'une baguette dé chef d'orchestre. Chaque intervention de Ponty suscitait de nombreux applaudissements. La dernière chanson nous permit une· fois de plus de regretter la restriction que semblait s'être imposée Zappa.

Enfin libéré, il prouva que ses qualités de soliste ne pouvaient être contestées. Le riff qui revenait au cours de cette chanson (sur le rythme de « Fried Hickey Boogie » de Canned Heat) aurait prouvé aux incrédules, s'ils étaient venus, que les Mothers Of Invention étaient très capables d'exécuter des morceaux très rythmés. Et le spectacle se 'termina. Il n'y avait jamais eu de réelle communication entre les musiciens et les spectateurs (sauf avec Ponty).

La musique donna toujours l'impression d'une extrême construction. Ce peut être une leçon pour certains groupes français. On peut dénoncer un mode de vie, mais il faut surtout savoir exprimer ses idées musicalement et être maître absolu de sa technique instrumentale. Les Mothers sont tous des instrumentistes de très grande valeur (le bassiste Jeff Simmons est à un niveau un peu inférieur). Ce spectacle fut une perfection. Il est dommage que Zappa n'ait pas voulu libérer tout à fait ses partenaires.

Ne boudons pas trop- notre plaisir, on exige beaucoup de ceux qui peuvent donner -beaucoup, il était bien agréable d'être au Gaumont ce soir-là !