Les stupefiantes aventures de Frank Zappa depuis Cucamonga (Californie) jusqu' au Hilton Cavaliere de Rome (Italia)

By Geoffrey Cannon

Rock & Folk, December 1970


« La chose la plus absurde qui me soit jamais arrivée ? » dit Frank Zappa. « Oh, à coup s0r quand j'ai été arrêté pour « complot pour propager la pornographie, la luxure et les attitudes lascives. » Vous ne saviez pas ça? » L'œil allumé par l'énormité du souvenir, il raconte l'histoire, qui est une parabole expliquant bien la musique qu'il a faite avec les Mothers depuis cinq ans. Un jour, quelqu'un dit que la meilleure façon d'étudier une civilisation était de regarder dans ses urnes funéraires. Un archéologue, probablement, puisque c'est comme cela que les archéologues travaillent. Frank Zappa aussi. Mais il n'a pas besoin d'aller dans les cimetières américains pour trouver les urnes. Il y en a partout. Et quand il avait vingt-deux ans, à Cucamonga, Californie, il était effectivement assis sur une urne funéraire.

Cucamonga consistait en un garage, un entrepôt, un débit de boissons, une banque, un café, une école, une église, un magasin de malt et le studio d'enregistrement de Paul Buff, au 8040 Archibald Avenue. Paul s'était construit une console à cinq pistes, révolutionnaire à cette époque, puis il n'avait plus eu un cent. Frank venait de gagner 1 500 dollars pour avoir écrit une musique de film, et il acheta le studio.

Il avait aussi acheté quelques caméras aux F.K. Rockette Studios de Sunset Boulevard, qui avaient fait faillite. 5.000 dollars de matériel pour 50. Les caméras mesuraient plus de trois mètres de haut et étaient si grosses que personne n'imaginait qu'on puisse les « La chose la plus absurde qui me soit jamais arrivée ? » dit Frank Zappa. « Oh, à coup s0r quand j'ai été arrêté pour « complot pour propager la pornographie, la luxure et les attitudes lascives. » Vous ne saviez pas ça? » L'œil allumé par l'énormité du souvenir, il raconte l'histoire, qui est une parabole expliquant bien la musique qu'il a faite avec les Mothers depuis cinq ans. Un jour, quelqu'un dit que la meilleure façon d'étudier une civilisation était de regarder dans ses urnes funéraires. Un archéologue, probablement, puisque c'est comme cela que les archéologues travaillent. Frank Zappa aussi. Mais il n'a pas besoin d'aller dans les cimetières américains pour trouver les urnes. Il y en a partout. Et quand il avait vingt-deux ans, à Cucamonga, Californie, il était effectivement assis sur une urne funéraire.

Cucamonga consistait en un garage, un entrepôt, un débit de boissons, une banque, un café, une école, une église, un magasin de malt et le studio d'enregistrement de Paul Buff, au 8040 Archibald Avenue. Paul s'était construit une console à cinq pistes, révolutionnaire à cette époque, puis il n'avait plus eu un cent. Frank venait de gagner 1 500 dollars pour avoir écrit une musique de film, et il acheta le studio.

Il avait aussi acheté quelques caméras aux F.K. Rockette Studios de Sunset Boulevard, qui avaient fait faillite. 5.000 dollars de matériel pour 50. Les caméras mesuraient plus de trois mètres de haut et étaient si grosses que personne n'imaginait qu'on puisse les mouvoir. Frank les traîna jusqu'à Cucamonga, et Motorhead les démonta, les répara et les réassembla dans le studio. « Pour les gens qui vivaient là-bas, ça devait être à peu près comme l'arrivée d'un Martien », dit Frank. Gloussement sardonique. On commença à travailler sur le seul film qui pouvait être logiquement tourné avec ces caméras dingues : « Captain Beefheart versus the Grunt People » (Capitaine Cœur de Bœuf contre les Gens Grogneurs). Acceptez ma parole; l'explication de toute l'histoire prend plus de trente minutes. Ainsi, Frank Zappa devint le Roi du Film de Cucamonga.

Il avait tout le temps nécessaire pour enregistrer, grâce à son propre studio, mais pas un sou. Pendant neuf mois il mangea du beurre de cacahuètes, de la purée en sachets, du café et du miel. « d'étais dans un état chimique totalement altéré ». Les patates et le café étaient volés dans un camion de la banque du sang qui passait par là. (La banque du sang ? « Yeah », dit Frank). Avec Don van Vliet, pas encore baptisé Captain Beefheart, Frank fit quelques souples pour un groupe bidon qu'il appela « The Soots », utilisant sa machine à cinq pistes à son maximum pour les re-recordings et les ettets sonores. Il porta les souples à un directeur artistique des disques Dot, à L.A., qui lui dit : « Personne n'écoutera jamais de la distorsion ».

Complètement fauché, Frank forma un trio, guitare, basse et batterie (« Vous savez, comme les Cream »). Ils jouaient surtout le blues et trouvèrent un engagement régulier dans un club appelé « The saints and the sinners », dans une ville voisine. C'était au pays des vendanges. « Imaginez le tableau, dit Frank, savourant le grotesque de la situation : nous jouions « In the midnight hour » pour un public de travailleurs mexicains excités par quatre GoGo danseuses en bas de résille noirs, surveillés par un flic - deux le samedi- qui attendaient la bagarre ».

Un jour, l'un des flics fit une demande sincère. Frank voulait-il bien faire des films pour l'entrainement de la Brigade des mœurs de San Bernardino? A ce moment-là, Frank avait quatre-vingts heures d'enregistrements d'amis divers, drogués, freaks, marchands, officiels locaux et petites amies, et il admit que ces bandes, avec des acteurs filmés, montreraient vraiment aux flics les gens à qui ils auraient affaire, et les montreraient comme des êtres humains. Il passa quelques bandes. Peu après, un autre homme vint à Archibald Avenue. Il dit qu'il voulait quelques « bandes lestes » pour un congrès de marchand de voitures d'occasion. Frank n'aurait-il pas ça, pour cent dollars? S0r, dit Frank, pourquoi pas? Il alla au studio avec une petite amie, et ils grognèrent et rugirent dans un micro. Puis Frank effaça les rires. L'homme revint. Est-ce que Frank avait les bandes? Oui, dit Frank. Deux photographes et six flics se précipitèrent dans le studio. Les mains contre le mur, etc. L'un des flics retransmettait les péripéties de l'opération à un car radio placé dehors du vrai Dick Tracy. Frank fut sorti à coups de taloches.

Pendant qu'il attendait son procès en prison, un avocat vint le voir et lui dit qu'il risquait de passer jusqu'à vingt ans dans un asile. « Ça m'a rendu plutôt triste », dit Frank. En vérité, l'avocat s'était trompé d'article du code pénal : « conduite lascive et luxurieuse » se trouve juste après « viol d'un enfant au-dessous de quatorze ans ». Cela apparut plus tard. Finalement, Frank fut condamné à trois ans de mise à l'essai. L'une des conditions était f'il ne pourrait « fréquenter » une femme célibataire au-dessous de vingt et un ans, sauf en la présence d'un « adulte compétent ». Et voilà pourquoi Frank Zappa, en tant que criminel condamné, ne fut pas appelé sous les drapeaux.

La plupart des gens ne voient pas ce qui est autour d'eux. L'absurde expérience de Zappa n'arrive pas à tout le monde, en Amérique. Mais un musicien-metteur en scène qui voyage, obligé d'utiliser le matériel et les endroits disponibles, méfiant car il se trouve toujours plongé dans un milieu qui le trouve bizarre, celui-là sera le catalyseur de tout ce qui est dans l'air. On considère généralement les albums des Mothers of Invention comme étant surréalistes et obscènes. C'est l'idée, à la fois, des gens qui aiment ces albums et de ceux qu'ils dégoûtent. Et Zappa lui-même, dont le charme est fait d'ironie nonchalante, a parfois encouragé cette idée, particulièrement dans des interviews avec les journaux pop commerciaux.

Mais les gens qui considèrent sa musique comme surréaliste ou obscène ne font là qu'un commentaire sur eux-mêmes, pas sur lui. Zappa est imaginatif seulement parce qu'il a le don de l'observation. Et sa musique est de la documentation. Il y a un tableau de Pieter Breughel qui représente une file d'aveugles, chacun se tenant à l'épaule du précédent. Celui qui va en tête titube dans le marais. La réaction habituelle devant ce tableau est d'admirer l'imagination de Breughel. Mais sa ressemblance avec cette photo de la première guerre mondiale qui montre une file de soldats gazés se conduire les uns les autres, yeux bandés dans un terrain dévasté, est trop évidente pour ne pas frapper. Breughel peignait son tableau exactement comme le photographe prenait sa photo, montrant les soldats de son temps. C'était sans doute très peu conventionnel de la part de Breughel de regarder ce qui se passait autour de lui, mais il n'a pas imaginé son tableau.

C'est la même chose pour Frank Zappa. Sept années ont passé, et le décor est maintenant le Hilton Cavaliere de Rome. Nous sommes là pour prendre part à une conférence de la TV sur la place de la pop music dans la société moderne. Frank lit « Les confessions d 'Allister Crowley ». d'ouvre le livre, et voici la phrase que je lis, page 223: « J'en ai marre de la Californie. La vie sous toutes ses formes devient rance et écœurante ... pendant quelque temps, j'ai rêvé d'un poème lyrique dans lequel toutes les choses du monde seraient célébrées en détail ».

Cela n'est pas très éloigné des intentions de Zappa dans sa nouvelle oeuvre, « 200 Motels », qui fut récemment répétée à Los Angeles avec Zubin Mehta. Frank l'enregistrera en décembre pour VPRO Television, à Amsterdam, dans un show de deux heures. Dans sa chambre d'hôtel, il me raconte les morceaux en jouant de sa Gibson rouge. L'œuvre est un documentaire sur la vie d'une vedette de rock qui voyage de concert en concert et de pays en pays, mis en boîte comme une mini-cassette et prêt à être enfoncé dans le magnétophone que sont les salles de spectacle. Cette vie n'est qu'une version accélérée de celle d'un businessman : voiture, avion, voiture, hôtel, sérvice dans la chambre, voiture, concert, voiture, service dans la chambre, voiture, avion ...

« Ce n'est qu'un autre
Sandwich au thon sous cellophane
Dans le buffet
Sur ton chemin
Vers la Porte 46E ».

La ville est un sandwich au thon. Le but n'est qu'une chambre avec une télévision encastrée dans le mur.

Les morceaux de « 200 Motels » seront joués par les Mothers lors de leur tournée américaine et européenne, cet automne. Ils nécessitent un chœur de quarantehuit pers6nnes et un orchestre symphonique, un narrateur, une soliste soprano, onze danseurs, quatre mimes, et un nain (ou bien « une poupée extrêmement convaincante »). La musique accentuera le thème de chaque morceau plutôt que de contraster avec lui. Par exemple « Ce que les filles de la route te font » (« What the road ladies do to you ») est un blues lent. « Ca va sonner comme du John Mayall », dit Frank qui éclate de rire en chantant :

« N'est-ce point triste de tourner trente jours
Avec le seul amour des organisateurs et des groupies
Et une pile de linge sale à la porte de l'hôtel ».

« Le palpiteur rouge, 2 partie » (« The red throbber, part 2 »), met en scène douanier, fier propriétaire de Babettt, le chien qui repère un paquet de marijuana à cent mètres, attendant la fillo qui ne l'aura pas et se demandant ce qu'elle est devenue. Frank assure que ce morceau sonne comme les Jaguar . On dirait un album d'Elvis chantant des cantiques des Noël.

« Je commence à me faire du souci, mesdames et messieurs
J'arpente le plancher
Je fume vingt-sept paquets de Lucky Strike
de les garde dans l'enveloppe de mon T-shirt élastique bleu de mer ».

Passez une journée avec Zappa, et vous n'aurez aucun moyen de vous empêcher de voir les choses avec ses yeux. Nous avons dîné sur la Piazza dei Mercanti. Une fanfare s'est amenée, jouant des airs d'opéra incroyablement faux, un petit homme chauve soufflant dans sa trompette à l'arrière, toujours à la traine comme le plus petit neveu de Donald Duck. Puis les klaxons des voitures se mirent de la partie. Si les Mothers jouaient ça sur une scène, fanfare et klaxons de voiture, cela paraitrait formidablement satirique. Pourtant c'est là, devant nous.

Ou bien le Hilton. Des Américains à bedaines, yeux glacés et bermudas, sortent de l'ascenseur pour aller s'asseoir dans le bus de l'hôtel qui les emmènera gratuitement en ville, leurs femmes et leurs filles ravagées avec eux. « Bonjour », dit Colin McInnes, l'écrivain britannique. « Uh ... oh ... uha (raclement de gorge) bonjour » dit le père en forçant les mots à sortir, rendu soudain visible. Sa femme a l'air scandalise. Dans le hall, la librairie expose « The girl Nadya » (amante juvénile puis prostituée dépravée. Ceci est la sordide vie sexuelle de ... voir au dos de couverture les détails de ce roman sordide). Et « dournal d'une jeune swingueuse » (le sexe était sa passion ... n'importe quel sexe!). Et aussi « L'ordre du fouet » (un monde où la douleur est plaisir), etc. Comme le dit Frank, « quelqu'un doit bien les lire, ces bouquins ». Les chambres du Hilton les moins chères coûtent douze mille Lires la nuit. La musique de Zappa est partout autour de vous. Ce n'est qu'une question d'attention. Bien regarder et bien écouter, sans rien filtrer.

Que pense la télévision hollandaise de certaines des chansons de « 200 Motels » qui sont euh fortes? « Pas de problèmes, assure Frank. Il y a un chœur de quarante-huit personnes et un o ·chestre symphonique. Du moment que mes paroles sont enserrées dans de l'Art, il ne peut y avoir aucun problème. Et alors? Bien sûr que c'est artistique ! » Frank fait un grand sourire. Et alors? Bien sûr que c'est artistique!

GEOFFREY CANNON.