Frank Zappa: je suis le meilleur à la wah-wah!
By Pierre Jahiel
Pierre Jahiel : Vous êtes descendu dans un hôtel plutôt cher par rapport à la dernière fois, non ?
Frank Zappa : Ouais, grand luxe. De toutes façons, ce n'est pas moi qui choisis les hôtels dans lesquels je descends. C'est la rançon de la gloire, que voulez-vous ... En plus, comme c'est tout ce que je vois de la France avec l'aéroport et la salle de concerts (sans oublier la tour Eiffel), autant que ça me laisse une impression agréable, non ? Le premier hôtel où j'étais descendu en France était sympa, mais on risquait de passer à l'étage en-dessous chaque fois qu'on faisait un pas. Et puis leur café n'était pas terrible.
P.J.: – Comment en êtes-vous venu à jouer avec Aynsley Dunbar ?
F.Z.: – On s'est rencontré au festival d'Amougies, en Belgique. A l'époque, il était avec son propre groupe, Blue Whale. On a fait une petit jam, et ma foi ça a pas mal marché. Ensuite, on s'est quitté, puis deux ou trois mois après je l'ai rencontré en Angleterre et je lui ai dit « tu veux jouer ? ». Il a tout de suite été d'accord. De toutes façons, je crois qu'il en avait marre, des Blue Whale. Il avait des problèmes de cuivres, ou quelque chose comme ça ...
P.J.: – Et maintenant, il est content ?
F.Z.: – Oui. Tant au point de vue musical que pour le reste, on s'entend à merveille. Il a même habité chez moi pendant quatre mois.
P.J.: – Et le reste des Mothers?
F.Z.: – En général, oui, on s'entend bien. Mais il y a des hauts et des bas.
P.J.: – Est-ce que Aynsley Dunbar est un vrai Mothers maintenant ?
F.Z.: – Bien sûr, qu'est-ce que vous en pensez ?
P.J.: – Je suis d'accord. J'avais peur que vous ayez un autre avis.
F.Z.: – De toutes façons, Aynsley a toujours joué comme s'il avait été un Mothers. Ce n'est pas pour rien que je lui ai proposé de jouer avec nous. Il lui a fallu quand même un ou deux mois pour vraiment comprendre ce que signifiait notre musique et maintenant il est tout à fait dans le coup.
P.J.: – Qu'est-ce qu'elle signifie exactement, votre musique ?
F.Z.: – Hou-la-la ! Je ne peux pas vous définir ça en deux mots, vous rigolez. En tout cas, disons qu'elle n'a pas la même sonorité que celle des autres groupes, mais il n'y a pas une « signification » au sens propre du terme. Vous connaissez le proverbe « la nécessité est la mère des inventions » ?
P.J.: – Ça veut dire que vous vous considérez comme nécessaire ?
F.Z.: – Disons que c'était pour nous une nécessité de faire ce que nous faisons. Nuance.
P.J.: – Vous avez la réputation d'être le meilleur à la wah-wah. Qu'en pensez-vous ?
F.Z.: – Tout à fait d'accord. Je suis le meilleur à la guitare wah-wah, du moins à ma connaissance. Vous voyez, quand on commence la guitare, la première chose c'est d'être sûr d'aimer ça ; au point que vous ayez l'impression qu'un lien se crée entre elle et vous. La guitare devient quelque chose de plus qu'un instrument. Quand vous en jouez, il faut vraiment avoir la sensation de lui serrer la main. Ensuite on s'accroche, on ferme les yeux, et hop, ça y est. Il faut bien sûr que la guitare soit bien adaptée à ce qu'on veut en faire. Comme une femme, quoi, ni plus ni moins. J'en ai eu plusieurs, et maintenant je crois que j'ai trouvé la bonne. Une Gibson stéréo semi-acoustique. Pour la wah-wah, c'est pareil ; quand je l'ai vue sortir dans les magasins, je me suis dit tout de suite: «ça, c'est pour moi ». C'était en 67, et autant que je sache, j'ai été le premier à l'utiliser. Pas seulement sur la guitare, mais aussi sur le clavecin électrique et le saxo soprano.
P.J.: – Est-ce que les choses ont beaucoup changé pour vous entre « Hot Rats » et « Chunga's Revenge » ?
F.Z.: – Oui, bien sûr. Ça bouge tout le temps. Mais c'est normal, non? D'ailleurs, je suppose qu'on s'en rend compte facilement en écoutant les deux disques. « Hot Rats » a à la base une section rythmique à laquelle on a rajouté quelque chose. Il est moins intéressant dans la mesure où le plus gros du travail, les arrangements, a été fait par moi et Ian Underwood que je connaissais déjà depuis deux ans. J'y ai joué plusieurs pistes, alors que dans « Chunga's Revenge », le travail d'équipe est beaucoup plus important. Mais j'aime toujours l'autre, faut pas croire, surtout « Peaches En Regalia » et « It Must be a Camel ».
P.J.: – Et le prochain disque ?
F.Z.: – Je crois qu'on va l'enregistrer en public. Ce soir, on va être enregistré par la TV et si c'est bien, on s'en servira pour le disque. Du moins si c'est possible car les deux fois précédentes, !'O.R.T.F. n'a jamais voulu nous donner les bandes. Vous savez, c'est très dur, de faire des affaires avec les Français ; bien souvent, on ne peut compter sur eux et il leur arrive parfois d'être malhonnêtes. Enfin, espérons que ça marchera cette fois-ci, parce que Jean-Luc Ponty va venir et ça risque d'être assez sympa. On a pensé aussi à autre chose, aux U.S.A.: inclure dans le disque des événements du voyage, des histoires qui nous sont arrivées pendant les tournées. J'ai des bandes chez moi, et je vous assure qu'il y en a de savoureuses.
P.J.: – Quand vous êtes en tournées, il y a beaucoup de gens qui vous accompagnent ?
F.Z.: – Non, seulement les Mothers. Pas de communauté, si c'est ça que vous voulez dire. Je ne pourrais pas supporter la vie en commun comme la pratiquent Jefferson Airplane ou Grateful Dead. La façon dont je travaille rend ce genre impossible. Chez moi, j'ai tout mon matériel dans la cave et je passe le plus clair de mon temps à travailler. Même ma femme, je la vois assez peu ; sauf de temps en temps quand je monte prendre une tasse de café (ne vous en faites pas, elle s'y fait très bien). Alors vous vous rendez compte, une communauté ! J'ai habité avec Jefferson Airplane quelque temps. C'était très sympa, bien sûr, mais de là à y vivre il y a tout un monde. Pas assez d'espace pour évoluer.
P.J.: – Qu'est-ce que vous écoutez, chez vous ?
F.Z.: – La première chose que je fais quand je me retrouve devant mon tourne-disques, c'est d'écouter le nouvel album de Penderecki que je viens juste d'acheter. A part ça, j'aime aussi Stravinsky et Ravel.
P.J.: – C'est plutôt varié ...
F.Z.: – Oui, mais tout ça c'est de la bonne musique, non ?
P.J.: – Si. Qu'est-ce qui s'est passé avec Captain Beefheart ?
F.Z.: – Oh, rien, quelque chose devait le ronger et il en a eu marre. Vous savez, c'est quelqu'un d'assez particulier : un peu névrosé, légèrement paranoïaque, et le tout assaisonné d'un soupçon de schizophénie. Tout ce qu'il a trouvé à faire, ça a été de se marier. Je l'ai perdu de vue maintenant, mais j'aime assez ce qu'il fait.
P.J.: – Vous comptez enregistrer avec lui de nouveau ?
F.Z.: – Pas spécialement. Il a quand même passé ses nerfs dans un journal en m'insultant.
P.J.: – Est-ce qu'on vous a demandé de venir à Wight ?
F.Z.: – Oui.
P.J.: – Vous avez refusé ? Pourquoi ?
F.Z.: – Parce qu'on venait de faire Bath, et que ça n'avait pas été très convaincant : inconfortable, mal sonorisé, enfin au total rien pour plaire.
P.J.: – Mais vous avez eu du succès pourtant.
F.Z.: – Moi, je vous dis ce qu'il en était pour moi. Sur scène j'avais même froid, et pourtant nous sommes passés en pleine après-midi. Non, ce n'est décidément pas la meilleure façon de faire de la musique. Dans une salle, on peut entendre ce que l'on joue, on peut entendre le public et il peut nous entendre. Des milliers de personnes assises dans le froid, quand elles voient à peine dans quelle direction se trouve la scène, ne peuvent pas ressentir la musique comme il le faut ; c'est-à-dire sur tout le corps. Les gens ont peut-être une sensation de liberté quand ils sont dans un grand espace ; mais moi la liberté, c'est dans ma tête.
P.J.: – Vous avez aussi la réputation d'avoir des opinions politiques bien déterminées.
F.Z.: – Non, en tous cas je ne sympathise avec aucun parti. Aucun n'est satisfaisant à mes yeux. De toutes façons, ce n'est pas mon boulot de trouver des solutions aux problèmes, et même si parfois je me sens opprimé, ce n'est pas au point de me trancher la gorge. L'important pour moi est de continuer à travailler. Si je me sens opprimé dans un endroit, je vais dans un autre, et ainsi de suite. La seule manière d'agir pour moi, c'est de créer quelque chose pour quelqu'un. En gros, voilà mes opinions : si vous insultez et provoquez inutilement un flic et qu'il vient vous taper dessus ; vous l'avez mérité. C'est pas plus compliqué. Si on veut changer la société, on s'y prend logiquement par le commencement, non ? En tout cas, on ne court pas dans la rue comme un dingue en cassant tout. Je crois qu'en France la police symbolise tout ce que les jeunes détestent : grave erreur, à mon avis.
P.J.: – Et la presse, qu'en pensez-vous ?
F.Z.: – Je ne sais pas, je suppose qu'il y a du bon comme du mauvais et je préfère ne pas porter un jugement sur un sujet aussi vaste. Si la presse n'avait pas une place aussi grande, ce serait différent pour moi, mais dans quel sens ?
P.J.: – Ce n'est pas une opinion aussi précise que la précédente ?
F.Z.: – Si. La presse, je m'en fous. Quand on me demande une interview, je la fait. Sauf quand c'est avant midi.
P.J.: – Et la presse Underground ?
F.Z.: – En général, elle est beaucoup trop superficielle.
P.J.: – O.K. Comment ça va être ce soir ?
F.Z.: – Bien, j'espère. Ce qu'il y a de bien en France, c'est que le public n'est pas blasé. Aux U.S.A., les gens s'assoient tranquillement et vous regardent l'air de dire : « montrez-nous un peu si vous faites mieux que Led Zeppelin, qu'on a vu il y a trois jours. C'est pas toujours très marrant. En plus, j'ai trouvé des choses nouvelles à la guitare, il y a quelques jours à Vienne, et Je vais peut-être essayer ça ce soir. Il faudra que je pense à changer mes cordes.
P.J.: – Don Harris a joué avec Mayall, vous l'aviez quitté ?
F.Z.: – Non, je l'aurais bien gardé, mais il était contraint à une « résidence surveillée » aux États-Unis pour une histoire de drogue. C'est pour ça qu'on a été obligé de se séparer. Mais ensuite il a rencontré Mayall, qui était le voisin de son juge, et qui a réussi à le faire sortir pour aller enregistrer en Allemagne chez Joachim Barret, qui possède un studio dans la Forêt Noire. (C'est lui qui a organisé le festival de jazz de Berlin).
P.J.: – Aynsley Dunbar aussi a joué avec Mayall. Que pensez-vous de lui ?
F.Z.: – Si j'avais joué avec lui, j'aurais peut-être une idée plus précise. En tout cas d'après les échos que j'ai eu, je crois que les conditions de travail qu'il impose sont assez éprouvantes.
P.J.: – Vous ne l'aimez pas ?
F.Z.: – Oh, non, je ne dis pas cela, bien au contraire. Mais je peux imaginer ce que c'est de travailler avec lui ; et ça m'étonnerait que j'aime travailler avec lui.
P.J.: – Dans « Chunga's Revenge », il y a un curieux mélange d'humour et de musique, non ?
F.Z.: – Curieux, vous trouvez ? Je ne sais pas. De toute façon, les Mothers sont un groupe curieux. Je pense que l'humour et la musique ne sont pas incompatibles et j'ai essayé de le montrer dans ce disque.
P.J.: – Ça vient naturellement, quand vous enregistrez ?
F.Z.: – Oui, je fais un métier que j'aime, et qui en plus me permet de visiter des endroits comme ici et de boire autant de café que je veux. Alors quand j'enregistre je suis toujours de bonne humeur.
P.J.: – Vous avez l'air d'aimer le café ?
F.Z.: – Assez, en effet. C'est l'une des raisons pour laquelle j'aime la France.
Pierre JAHIEL.