Symfonie en rock mineur

By Philippe Paringaux

Rock & Folk, October 1972


Il faut le reconnaitre, l'interlocuteur favori de la rock music n'a jamais ete l'intellect. C'est d'ailleurs ce qui fait en grande partie sa force. L'emotion que le genre procure a ceux qui l'ecoutent comme a ceux qui le jouent est generalement (et ce « generalement » se situe a l'extreme frontiere du « toujours ») partagee entre l'emotion brute et une seduisante tendresse (verbale ou instrumentale, peu importe) que l'on pourrait qualifier de poetique. Dans les deux cas, la communication entre les artistes et leur public se situe a un niveau epidermique, sensuel. Dans tous les cas et quel que soit le detour utilise, l'auditeur est remue, amene a ressentir un sentiment, quel qu'il soit.

Enfin, cela etait vrai jusqu'a ce fameux concert donne par Frank Zappa et ses Hot Rats a l'Oval Cricket Ground de Londres, dans la nuit fraichement tombee du 16 septembre 1972.

Ce soir-la, en effet, l'enorme banderole qui proclamait en lettres rouges qu'il y avait du « Rock At The Oval » mentait un petit peu – s'il n'y avait eu que les Hot Rats, elle eat menti totalement. Car la performance du nouveau groupe/orchestre de Zappa representa a coup sûr un fier changement apres les fulgurances viscerales du trio BBA qui le precedait sur la scene (Beck-Bogert-Appice, pas moins) ...

Ce cher Frank, si habile a derouter ceux qui le traquent, jamais la ou on l'attend et des orchestres bizarres plein son chapeau. Que l'on aime ou que l'on deteste le personnage et sa musique (si semblables), on leur accordera au moins ce rare merite de ne jamais s'etre enfermes dans une formule, d'avoir su plus souvent que tous les autres se metamorphoser au gre d'une curiosite appreciable et de perpetuelles remises en question. Les autres groupes de rock (ou de jazz, ou de n'importe quoi) ne se remettent en question qu'aux lendemains de leurs echecs, jamais de leurs succes. Zappa etant le personnage le plus serieux du monde, on ne le soupconnera pas de se reinventer aussi souvent pour le seul plaisir de derouter ceux qui tentent en vain de l'immobiliser pour enfin le decouvrir; il n'empéche qu'il doit prendre uncertain plaisir a observer les reactions et les affolernents periodiques qui accompagnent immanquablement chacune de ses sorties. Mais au dela de ces peripeties desormais traditionnelles, il y a un homme avec un Plan.

Un plan comme on n'en a encore jarnais vu dans la courte histoire d'un rock (pas meme le plan financier du colonel Parker) qui ne se satisfait evidemment pas de visees a long terme puisque son role est de refleter les epoques qu 'il traverse et que ces epoques changent. Attend re et voir venir est aussi la devise de la rock music, ce n 'est certainement pas celle de Zappa pour qui l'empirisme est denree inconnue. De toute evidence, l'homme a decide il y a longtemps deja de laisser derriere lui une oeuvre qui ne sera pas le reflet d'un moment particulier d'une epoque, mais de cette epoque toute entire. De la son besoin de toucher a tous les grands domaines musicaux (occidentaux) de ce temps, afin que le panorama soit complet. Et il est vrai que si quelque musicologue, dans un avenir lointain, veut se faire une idee globale de la musique occidentale du 20° siecle, l'ceuvre zappienne lui offrira un passionnant amalgame/reflet de cette musique. Nous, nous ne pouvons que constater, le nez dessus, les changements qui s'operent dans l'evolution continuelle de Zappa, sans bien saisir, faute de recul, sa grande ambition. Nous en sommes aujourd'hui a Hot Rats, second episode, gageons que notre heros, lui, sait deja depuis longtemps ce qui doit suivre et quand. On comprendra qu'un homme qui s'est investi d'une aussi extraordinaire mission ne puisse s'attarder a faire du sentiment, cela devant expliquer l'attitude de Zappa envers ses « collaborateurs ». Si ces derniers, une fois congedies, ne manquent jamais d'epancher leurs petites ranceurs dans le giron des journalistes, c'est bien qu'ils sont conscients de n'avoir jamais ete que des instruments, composantes utiles mais non indispensables d'un grand tout qui leur echappe. Les macons et les peintres ont leur utilite, mais c'est bien l'architecte qui grave son nom au-dessus de la porte ...

De ce tout, done, seul Zappa peut se faire une idee ; contentons-nous d'enregistrer les changements dans une oeuvre qui ne nous est pas vraiment destinee. Hot Rats est le present zappien. Le nom evoque immanquablement cet autre groupe qui enregistra un album-etape important il n'y a pas si longtemps, album qui marquait une rupture tres nette dans l'aventure zappienne, en fait la premiere rupture veritable apres une longue periode d'evolution et d'amenagements. Depuis, les choses se sont precipitees. Et si la comparaison entre les nouveaux R ts Chauds et les anciens ne tient pas Ires bien debout sur le strict plan de la forme musicale, elle peut peut-etre offrir quelques reperes qui permettront de rnieux percer les mysteres de cette continuite discontinue que semble etre devenue l'evolution de Frank Zappa. Le plan de ce dernier pour les quelques annees presentes ne serait-il pas, sans hasard, d'utiliser alternativement ses deux formations, Mothers et Hot Rats? Une periode Mothers, une periode Hot Rats, une autre periode Mothers qui est la continuation de la precedente, une autre periode Hot Rats, et ainsi de suite dans les idees. Hypothese, mais les avantages de ce systeme cyclique sont evidents, qui permettraient au Sicilien d'explorer presque simultanement deux formules musicales differentes (tres), de construire deux ceuvres paralleles dont l'une serait (en gros) a base de rock et aussi de satire verbale, et l'autre tendrait vers le symphonique (a defaut d'une meilleure definition), deux ceuvres dont il a peut-etre deja prevu le point de convergence. Si cette theorie est juste, nous verrons dans un avenir plus ou moins proche d 'autres Mothers succeder a ces Hot Rats. Gardons-nous cependant de trop prejuger de l'avenir d'un gaillard aussi manicheen...

Un plaisir different

Il boite encore enormement mais il pense sans doute qu'il a une dette envers Londres puisqu'il lui offre la premiere apparition de sa nouvelle formation. Probablement, le public pense le contraire. En tout cas, il ne lui arrivera pas ici ce qui lui est arrive au Rainbow l'an dernier : la scene est haute com me un flanc de cuirasse, separee du public par un fosse profond et quelques fils de fer. Aucun jaloux n 'escaladera cette forteresse, mais on ne savait pas les fans de cricket si enerves qu'il faille proteger ainsi ce gazon pele et noiratre ou il ne fait pas bon de se poser trop longtemps. L'endroit prend d 'ailleurs, au crepuscule, des allures de camp de concentration (mais il faut avoir un esprit bien continental pour se livrer a ce genre de reflexion; le public anglais se satisfait d'avoir la de fameux concerts quelques dimanches par mois). Apres que la nuit froide eat englouti les juteuses vibrations degagees par Beck et ses furieux amis, il fallut encore patienter une bonne heure, le temps d 'amadouer le dieu sono, puis Frank vint et presenta ses musiciens. Il en a plus de vingt et un peu mains de trente, cela fit passer un bon quart d'heure. Parmi eux, on reconnut George Duke et Ian Underwood (le seul, decidement dont Zappa ne se separe jamais, sans doute a cause de son talent aussi polyvalent qu'exceptionnel) la femme de ce dernier (marimba) et ce bon Jim Gordon qui, de Delbonnie en Mad Dogs et en Traffic a echoue la (parce qu'il est l'un des tres rares batteurs de rock a posseder le punch et la precision indispensables pour pousser un big band), Tony Duran a la slide guitar, des tas de percussionnistes et plus encore de cuivres, emmenes par le trompettiste Sal Marquez. Voila ce qu'il faut aujourd'hui a Frank Zappa pour habiter ses nouvelles constructions sonores, beaucoup de monde et une machine si lourde a manier que son leader utilise desormais plus volontiers une baguette de chef d'orchestre que sa guitare.

Et ce n'est pas la nouvel habit pour de vieilles formules. Le repertoire est entierement neut (en fait, les morceaux sont longs, il y en a quatre par concert), a l'exception d'un medley « Dog Breath / Uncle Meat » serieusement remanie. Zappa, on le sait, a toujours marque une nette predilection dans son ecrture pour les sections de cu iv res; il n'avait jusqu'a present (mis a part la parenthese de « 200 Motels ») jamais pu s'offrir tous les trombones, toutes les trompettes et tousles saxophones dont il revait, oblige de faire avec ce qu'il avait, deux ou trois musiciens ou, plus recemment, deux chanteurs. Manquaient la puissance et la variete sonore que ses partitions reclamaient, et il devait aussi composer avec un rock and roll qui ne s'accommode pas toujours de ces apports cuivreux.

Aujourd'hui le probleme est resolu, puisque de rock il n'est plus guere question, puisque les cuivres triomphants se taillent la part du lion tout au long de la performance. Et avec le rock sont partis l'excitation et l'improvisation, la spontaneite. Presentee ainsi, la definition semble impliquer une critique qu'elle ne contient cependant pas : c'est a autre chose que nous avions affaire, et les comparaisons avec le toutvenant du rock ne s'imposent nullement. C'est Zappa.

Celui-ci a donc modifie son ecriture en fonction de sa nouvelle formule instrumentale, lui a donne une rigueur plus grande encore que par le passe, ne laissant au hasard aucune chance. Et meme si sa patte si particuliere reste bien reconnaissable en fin de compte, la multiplication des possibilites offerte par le grand nombre des instrumentistes donne a l'ensemble un cachet tout a fait special, deroutant pour beaucoup. C'est, en gros, l'album « Waka/Jawaka », mais en beaucoup plus etoffe, plus rigide, epure des vocaux mais enrichi par la masse des cuivres. Par dessus le beat imperturbable de Jim Gordon et les percussions qui l'entourent, par dessus le background sonore tisse par le Moog et le piano electrique, ce sont les cuivres qui tranchent dans le vif et prennent constamment le dessus. Le resultat ne ressemble naturellement pas a grand chose de connu, egalement eloigne des groupes de rock a cuivres et des moelleux big bands de jazz.

Depuis toujours, Zappa a manifeste une rigidite certaine dans sa facon d'ecrire la musique, rigidite attenuee le plus souvent au moment de !'interpretation par la flamme de ses musiciens et son propre talent de guitariste. Desormais, les solos, les rares siens particulierement, ne sont plus moments privilegies durant lesquels un homme se met en lumiere cependant que les autres l'accompagnent, mais bien parties integrantes d'un ensembleduquel ils se distinguent a peine (cf. dans le morceau « Big Swifty » le solo de Zappa et particulierement le passage ou son chorus et celui de Sal Marquez se rejoignent en surimpression : cela n'est point improvise). Mais cette question de spontaneite n'est qu'accessoire, l'art de Zappa restant finalement tres semblable a lui-meme et seuls les moyens de l'exprimer differant. Il essaie des formules (groupe, big band, orchestre symphonique), toutes les formules dirait-on, s'adapte a elles et les adapte a lui; ce qui est essentiel c'est qu'a travers toutes on le retrouve aisement, preuve qu'il domine ses sujets.

Ce fut une assez et range experience que d'entendre cette musique au crepuscule d'un festival de rock, sans emotion aucune mais avec un plaisir purement intellectuel, un plaisir d'une qualite differente. Sachons gre a Frank Zappa de nous offrir regulierement, au beau milieu de toutes ces choses qui se ressemblent tellement qu'on en a le vertige, des plaisirs differents.

- PHILIPPE PARINGAUX.