Frank Zappa le fou sérieux Nektar l’annonciateur

By Fred Hirzel

NRL, September 8, 1973


Dimanche dernier à Wetzikon, nous étions en plein territoire alémanique pour le concert qui réunissait Nektar et Frank Zappa. Organisation « à la Suisse allemande » par conséquent : c’est la première fois que je vois un concert débuter avant l’heure prévue ! Ce qui, d’ailleurs, m’a permis d’en rater le commencement. Passons...

De même, entre les deux groupes, le changement de matériel n’a duré que dix minutes. Ensuite, je ne sais quelle idée nos voisins d’outre-Sarine se font d’un spectacle pop, toujours est-il que « Alkohol streng verboten ». Pas moyen de boire une bière ! Enfin, le public, relativement nombreux : 3000 personnes remplissaient la Mehrzweckhalle. Un public qui avait l’air de se trouver à une kermesse populaire, regardant nonchalamment ce qui se passait autour de lui, et qui est resté parfaitement indifférent à la fantastique bien que courte exhibition de Nektar.

Courte parce que Nektar n’a joué qu’une toute petite heure, fantastique de par son intensité. La dimension de la salle‘ de Wetzikon a en effet permis à Nektar d’utiliser son matériel complet. Or, Nektar a besoin d’un volume musical imposant pour donner sa pleine mesure. Ce quatuor britannique, qui verse de plus en plus dans le rock and roll, évolue entre des riffs somme toute classiques – mais exécutés avec une réelle finesse – et des recherches harmoniques sidérales et planantes. Une musique compacte, altière, terriblement envoûtante et sensuelle, servie par d’extraordinaires instrumentistes. Jamais de temps mort, pas de faiblesse ni de bévue.

Cinquante minutes de rock éthéré, d’une beauté prenante, avec une présence sonore de tous les instants (attention ! je ne parle pas de décibels !), en un mot, divinement sonorisé. Maintenant que Deep Purple se désagrège, que Led Zeppelin va chercher ailleurs son inspiration, Nektar est sans aucun doute LE groupe qui montre la voie à suivre dans l’évolution du rock and roll, un rock o combien puissant, exempt de redites et de lourdeurs, fascinant de par son caractère intemporel, noble, céleste. Voilà la performance magistrale, la musique inoubliable à laquelle le public de Wetzikon n’a daigné applaudir que du bout des doigts. Heureusement, Nektar avait obtenu un triomphe au mois de mai à Lausanne, ce qui l’incitera certainement à revenir chez nous !

A l’annonce de Frank Zappa et des Mothers of Invention, plus de doute possible : l’ovation du public montre clairement que celui-ci est venu pour Zappa, peu importe ce qui précédait. Frank Zappa vaut d’ailleurs le déplacement, car il est un personnage pour le moins peu ordinaire. Il critique tout, se moque de tout – en premier lieu de sa propre musique – avec un humour acerbe. Ainsi, lorsque Zappa crée quelque chose, il prend un malin plaisir à le détruire l’instant d’après, pour recréer autre chose, le détruire, etc.

Zappa se livre à un travail d’imagination considérable, et de l’imagination corrosive, il en possède un bon paquet ! Sa musique ressemble à une sorte de happening, où des idées contradictoires s’entrechoquent constamment. Cette musique, ce théâtre zappaien, n’est en fait qu’un immense gag entrecoupé de séquences où les acteurs redeviennent sérieux.

Frank Zappa déraille : il dirige depuis un coin de la scène une ahurissante cacophonie grand-guignolesque, minutieusement préparée, où chaque instrument joue un rôle déterminant.

Frank Zappa redevient sérieux : les Mothers attaquent un blues tout ce qu’il y a de traditionnel, et c’est dans ces moments de véritable musique que l’on peut admirer les immenses qualités de ses musiciens. Jean-Luc Ponty d’abord, virtuose du violon, qui prend les solos les plus compliqués avec une maîtrise éclatante doublée d’une rare sensibilité. Ian Underwood, saxophoniste au jeu profond et chaleureux. George Duke, maître ès claviers, qui bondit sans cesse de l’orgue au piano, du piano au clavecin, toujours avec la même souplesse, la même subtilité d’accompagnement. Enfin – et je ne parle pas de la section rythmique, omniprésente dans tous les morceaux – Frank Zappa lui-même, qui joue de la guitare comme nul autre, déversant un torrent de notes trafiquées à la pédale wah-wah.

Mais Zappa ne reste jamais sérieux bien longtemps : il entame une parodie aussi ridicule que drôle de la chansonnette des « crooners » américains. Puis, nouvel instant de grâce : un rock au rythme extrêmement soutenu, saupoudré de petits cris aigus émis tour à tour par chaque instrument, un peu à la Miles Davis.

Certes, Frank Zappa est un fou, mais un fou très lucide, riant de tout avec beaucoup d’à-propos, et qui a conscience que ses musiciens bourrés de talent doivent pouvoir s’exprimer librement.

Ainsi, le récital de Frank Zappa va d’une ironie glaciale à la musique la plus chaleureuse. Un spectacle qu’il faut toujours placer dans son contexte zappaien pour bien l'apprécier, c’est-à-dire dans l’univers musical d’un homme qui ne prend rien au sérieux, et surtout pas lui !

Je vous signale au passage que le nouveau LP de Frank Zappa et les Mothers, « Over-Nite Sensation », vient de sortir sur le marché lausannois. (Discreet DIS 41.000.)


Note. The reviewed concert was in September 2, 1973, in Zürich. According to the FZshows:
- The band: FZ, Jean Luc Ponty, Tom Fowler, Ralph Humphrey, Ruth Underwood, Ian Underwood, George Duke, Bruce Fowler.
- The setlist: soundcheck intro, Eric Dolphy Memorial Barbecue, Kung Fu, Penguin In Bondage, Dog Meat, RDNZL, Inca Roads, Cosmik Debris, improvisations, Montana, improvisations, Dupree's Paradise (q: Echidna's Arf), Brown Shoes Don't Make It, Join The March And Eat My Starch, Farther Oblivion (q: Sweet Leilani)