Une place au soleil

By Michel Bourre & Patrick Coutin

Rock & Folk, March 1977


«Je suis une autre personne. » Sur son tee-shirt noir, Frank Zappa proclame sa schizophrénie ambulante. Au milieu d'une tournée européenne, il nous recoit dans la suite de l'hôtel, rue des Beaux-Arts, qu'il occupe pour deux jours. L'air non pas fatigué mais légèrement ennuyé de celui qui s'apprête à répondre pour la centième fois à la même question. La petite table est encombrée de verres d'alcool et de tasses de café. Par terre, une valise ouverte laisse échapper une collection de mystérieuses cassettes, l'univers d'un architecte des sons sur la route, l'environnement proche et immédiatement accessible de quelqu'un qui gagne sa vie à manipuler des notes et des concepts, et à imaginer sans cesse de nouvelles manières pour les organiser et les relier à un projet d'ensemble. L'ambiance est un peu étouffante, mais d'épais rideaux verts nous protègent de l'hiver.

UN BOUT DE FROMAGE

R & F – Bonjour monsieur Zappa ; savez-vous que certaines personnes mal intentionnées disent que votre musique a vieilli ?

F.Z. – Mais elle est vieille depuis le début ! D'abord, qui sont ces gens ? Ou'estce qui se passe ? Veulent-ils dire vraiment qu'ils n'ont besoin d'aucune valeur traditionnefle pour les soutenir dans la vie ? Enfin, je suppose que ce doit être plutôt difficile pour des journalistes de trouver quelque chose de neuf à dire, de ne pas se répéter ...

R & F – En France vous aviez la réputation d'être un novateur, un expérimentateur. Certains ont l'impression que ce que vous faites maintenant est moins original.

F.Z. – J'ai en effet l'audace extraordinaire de jouer ce que JE veux jouer. Si j'ai envie de jouer du rock'n roll, je joue du rock'n'roll, le n'ai pas besoin qu'on me dise que je suis un intellectuel, ou que je suis d'avant-garde. Je sais qui je suis. Je me fous éperdument de ce que les gens en pensent. S'ils aiment, tant mieux. Sinon, tant pis.

R & F – Les gens ont l'air d'aimer, puisque tous vos concerts se déroulent devant des salles pleines ...

F.Z. – Ils viennent probablement à cause de la publicité. Le show télévisé qui est passé en France et en Allemagne m'a fait connaitre à travers les média « normaux ». Cela a énormément élargi mon audience en Europe.

R & F – II vous arrive d'accepter des critiques, de les prendre en considération ?

F.Z. – Oui. Récemment, j'ai même adressé un télégramme de sympathie à un journaliste new-yorkais: il avait démoli mon show, mais il avait tout compris ... La plupart des journalistes écrivent plus à propos de la couleur de mes chaussures et de ce que j'ai mangé au petit déjeuner qu'à propos de la musique elle-même.

R & F – Ou'est-ce que vous avez mangé au petit-déjeuner ?

F.Z. – Un morceau de pain, un bout de fromage et une tasse de café. Ma couleur préférée est le jaune.

QUELLE COLLE

(A ce stade de la conversation, un malaise s'installe. Nous expliquons au moustachu nos problèmes de rock-critics moyens. Que nous avons quarante-cinq ans chacun et qu'il nous a fallu en attendre quarante-quatre avant de trouver un journal qui accepte nos articles. Et encore qu'il nous faut écrire sur le rock'n'roll, à notre âge, alors que nos femmes et nos enfants nous attendent à la maison. Dure existence et dérisoire pitance. Il sourit, compatit et repart bien vite sur des pentes savonnées de flatteries amères par les deux hypocrites détectives.)

R & F – Croyez-vous être un musicien important ? Avez-vous influencé la musique de votre temps ?

F.Z. – Je crois que oui. Les Mothers ont influencé des tas de groupes. Même les Beatles et les Stones, au moment de « We're Only In It For The Money ». Actuellement un groupe comme Queen, que j'aime beaucoup, est visiblement très influencé par ce que nous avons fait, d'un point de vue théorique. Maintenant, en plus du côté musical, je crois que j'ai fait progresser les choses à un autre niveau. Dans la façon d'utiliser les mots. J 'aimerais trouver quelqu'un qui puisse traduire nos textes en français aussi bien que ça l'a été fait en allemand. Les gens comprendraient alors qu'ils n'ont rien de délirant. La traduction peut même apporter une nouvelfe dimension au texte. En allemand, c'est plus graphique et coloré. En japonais ce serait plus poétique. En francais, peut-être plus explosif ...

R & F – En dehors de Queen, pouvezvous citer quelques groupes que vous aimez bien, aujourd'hui ?

F.Z. – J'aime vraiment Queen. Et puis ZZ Top; Lynyrd Skynyrd; Black Sabbath, Varèse, et tout ce qu'il y a dans cette valise ... (geste large vers l'objet décrit plus haut).

R & F – Chester Thompson, votre ancien batteur, va jouer avec Genesis. Vous connaissez ?

F.Z. – Oui. Chester Thompson est un musicien de jazz. Je me demande ce qu'il put bien aller faire avec Genesis. Je suppose que c'est juste un job ...

R & F – II y a pourtant de plus en plus de groupes qui mélangent le rock, le jazz, etc ...

F.Z. – Oui, mais je ne pense pas que la plupart de ces mélanges soient très heureux. Imagine un mac qui va à un bal masqué et veut se déguiser en lapin. Alors il prend une cuirasse du XVI siècle, il se dit qu'un boa ça serait chouette, et puis pourquoi pas un turban sur la tête et des lunettes à la Elton John. Ça fait un beau costume, mais ça n'a aucun sens. Chaque musique existe en fonction d'une réalité qui lui est propre. Mais coller un riff de jazz sur une rythmique rock, ce n'est pas un mariage, c'est juste un collage.

R & F – C'est votre spécialité, non ?

F.Z. – Oui, mais moi je sais quel genre de colle il faut utiliser. Enfin, j'aime bien quand même certains trucs de Weather Report, de Stevie Wonder ...

R & F – Y a-t-il des musiciens avec lesquels vous aimeriez jouer ?

F.Z. – Il y a beaucoup de musiciens que j'aime, mais aucun ne me ferait dévier de mon chemin pour jouer avec lui ... Je pense que je rejouerai un jour avec Aynsley Dunbar. J'ai vraiment apprécié.

R & F – C'est un des rares qui ne vous ait pas éreinté en quittant votre groupe ...

F.Z. – Oui, c'est sûr. C'est le seul qui dise encore que je suis un type sympathique après avoir joué avec moi. les autres me démolissent parce qu'ils ont besoin d'un peu de pub ... Et comme partout je joue le rôle du vilain, du sale mec, c'est facile ...

R & F – Vos musiciens ne sont pas dans le même hôtel que vous. Vous avez l'air d'être quelqu'un d'assez seul ... un peu star, finalement?

F.Z. – Ou'est-ce que tu préfèrerais : vivre seul, ou passer ton temps avec des gens qui t'ennuient ?

R & F – Vos musiciens vous ennuient ?

F.Z. – Non, mais en tournée, ils veulent se distraire, voir des filles, faire du shopping. Moi, je reste ici avec mes cassettes. La seule chose qui compte, c'est qu'on se retrouve tous le soir, pour le show.

R'N'B HONGROIS

Et le soir ils étaient tous là pour le show :

Terry Bozzio à la batterie, Patrick O'Hearn à la basse, Ray White à la guitare rythmique, Eddie Jobson aux claviers et au violon. Formation réduite et musclée, avec laquelle Zappa revient à ses premières amours : « Au début, les Mothers étaient un groupe de rhythm'and blues ... Du rhythm'and blues hongrois, pour être plus précis. On y revient. En plus, ça me permet de jouer beaucoup de guitare, et en ce moment j'ai envie de ça. » Les possibilités sonores de l'orchestre sont quasiment inépuisables. Il faut dire que Zappa dispose de vingt-quatre pédales pour lui tout seul. Et qu'il se sert de presque toutes au cours de longs solos que lui permet maintenant de prendre la présence d'une guitare rythmique.

Le show alterne les passages hyper-composés, courtes séquences de genres très différents enchainées à une cadence impressionnante, et les envolées instrumentales où Zappa et Jobson principalement s'en donnent à cœur joie. Les sketches parlés passent visiblement au-dessus de la tête de la plus grande part du public. Et comme ils durent parfois assez longtemps, des mouvements d'impatience se font sentir. Mais ils reprennent toujours très vite le contrôle de la situation en réinterprétant un petit twist des années soixante. Zappa est sans doute le plus grand expert en punk-rock actuellement vivant. Les jeunes mercenaires qui l'accompagnent lui permettent de se replonger dans l'atmosphère du collège, dont il semble avoir gardé quelque nostalgie. Ils ne sont pas manchots non plus. On a droit à un solo de basse et à un solo de batterie. Eddie Roxy flirte avec le maitre sur les hauteurs. Piano-guitare ; violon-guitare. Echanges superbes, loin loin, loin sous les voûtes des Abattoirs.

LA PAIX AU VOISIN

R & F – Monsieur Zappa, êtes-vous un homme d'affaires ?

F.Z. – Bien sûr; on ne peut pas faire du rock pendant quinze ans sans être un homme d'affaires. Je fais de la musique, et je veux être payé pour ça. Parce que c'est plus intéressant que de travailler dans une station-service. Ceux qui ne font pas attention à ce côté des choses crèvent de faim au bout de deux ans. Ils ne peuvent même plus jouer.

R & F – Votre dernier album se vend bien ?

F.Z. – Pas du tout. Je crois que celui qui s'est vendu le mieux, c'était « Apostrophe »: trois cent mille exemplaires à peu près. Mais ça reste très confidentiel. Je pourrais produire des tas de groupes et gagner plein de sous. Mais je ne le fais pas. Si j'ai produit Grand Funk, c'est parce que je les aime bien dans la vie, que je m'entends bien avec eux dans un studio et que je trouve leur musique intéressante. C'est tout. Je suis un homme d'affaires, mais je ne fais pas de compromissions.

R & F – Vous étiez connu pour avoir une critique radicale du système. Vous avez changé ?

F.Z. – Non, pas du tout. Je crois même que tout ce que j'ai dit est encore plus vrai aujourd'hui.

R & F – Vous parliez par exemple des ennuis que vous aviez avec la police, à cause de vos cheveux longs, de votre apparence ; ça vous arrive encore, ce genre de chose ?

F.Z. – Oui. Je reprends toujours contact avec la réalité dans les aéroports, A la douane, il y a vingt personnes en completveston avec des cheveux courts. Celui qu'ils fouillent c'est moi, parce que j'ai l'air étrange. Il semblerait bien que pour ces gens-là, les cheveux longs veuillent encore dire quelque chose ...

R & F – Que pensez-vous des systèmes politiques ? Capitalisme - Communisme ?

F.Z. – Je ne crois pas au communisme. C'est une idéologie qui n'a de sens que si les gens soht affamés au départ. Pour les exploiter, donc, la carotte c'est la nourriture. Aux U.SA., la carotte c'est du travail, ou des signes extérieurs de richesse ... Ce n'est pas très différent, en fait, la solution ne peut intervenir avant que tout le monde soit également nourri, donc imperméable à ce chantage, et également éduqué pour pouvoir résister aux autres conneries du genre télévision ... A ce moment-là, je crois que l'idée serait de s'occuper chacun de ses affaires et de foutre la paix au voisin ... On n'en est pas encore là, et dans des coins comme L.A. encore moins qu'ailleurs. Regarde ce qui se passe là-bas : il y a en majorité une population noire, puis une population mexicaine, et enfin une minorité de Blancs. Les Noirs ne savent pas qu'ils sont majoritaires. Ils crèvent de faim, les Blancs ne savent pas qu'ils sont minoritaires et ifs tournent en rond en fabriquant des tas de programmes d'aide aux minorités. Tout ça me rend plutôt enclin à un certain cynisme.

R & F – Vous habitez toujours à Los Angeles ?

F.Z. – Oui, je pense en déménager un de ces jours. Mais c'est l'endroit le mieux équipé au monde pour les studios d'enregistrement, le matériel de musique, les services en tous genres pour les tournées. La vie là-bas est très spéciale, de plus en plus dure. En fait, je suis une sorte de journaliste de la vie. Hier soir, je pensais écrire une chanson sur la façon dont un Américain voit l'Europe. Pas ma façon, celle d'un touriste. S'il débarque en Allemagne il veut voir des croix gammées, boire de la bière, en France il veut voir des jolies filles. En gros, voir tout ce qu'on lui a déjà montré à la télé ...

R & F – Vous ne débordez pas d'affection envers l'humanité ...

F.Z. – L'humanité, ce serait d'être un niveau au-dessus de ce que l'on appelle l'humanité aujourd'hui.

R & F – Vous croyez en Dieu ?

F.Z. – Disons que nous avons une compréhension mutuelle satisfaisante. Mais je n'ai pas envie d'aller au Paradis de Carlos Santana. Ça doit être un établissement dans le genre chiant. Marcher en habits blancs, pieds nus, c'est pas mon truc. La dernière fois que j'ai vu Mclaughlin, a m'a fait bien plaisir. Il fumait des Camel, buvait du cognac, portait les cheveux longs, un jean et un tee-shirt ...

LE JOUR DE LA FAMILLE

R & F – Comment trouvez-vous sa musique ?

F.Z. – C'est un merveilleux guitariste, un grand technicien. Mais sa musique me laisse froid. Moi, je crois être un bon guitariste, mais pas à cause de la technique. J'aime bien Brian May, le guitariste de Queen.

R&F - Jeff Beck ?

F.Z. – Disons qu'à choisir, je préfère l'écouter à McLaughlin.

R & F – Comment vivez-vous, à Los Angeles ?

F.Z. – En général, je suis soit dans ma cave à travailler, soit en studio. Je prends un jour de congé par semaine pour être avec ma famille. J'ai une femme et trois enfants, le plus jeune vient d'entrer à l'école.

R & F – Ils aiment votre musique ?

F.Z. – Oui, ils emportent mes disques à l'école pour les faire écouter à leurs copains.

R & F – Vous vous sentez concerné par ce que les gens pensent de vous ?

F.Z. – Je suis concerné, mais je ne suis pas touché personnellement. Ces gens parlent de moi alors qu'ils ne me connaissent pas. Ils n'ont aucun élément pour me juger, ce ne sont pas mes amis et ils ne le seront sans doute jamais. J'ai très peu d'amis. Il n'y a qu'eux et ma famille qui peuvent m'atteindre directement.

R & F – Êtes-vous un génie?

F.Z. – Sans aucun doute. Si tu me demandes si je suis un joueur de football, je te réponds non. Mais si tu me demandes si je suis un génie, je suis obligé de te répondre oui. Cela dit, ça n'a pas d'importance. Certains sont vendeurs, d'autres sont génies. Ce qui compte, c'est d'être un bon vendeur ou un bon génie. Je pense que je suis un bon génie qui fait bien son job ... mais il faut dire que le concept du bon et du beau varie suivant le pays où l'on est.

R & F – Que pensez-vous des gens qui collent votre photo dans les wc?

F.Z. – Si ça peut les rendre heureux, tant mieux pour eux.

R & F – Vous ne jouez plus de wha-wha ?

F.Z. – C'est vrai. C'est bizarre que vous me posiez cette question. J'y pensais justement l'autre jour. Vous venez ce soir? Je pense que je vais vous faire un petit solo de wha-wha.

CHIC CONCERT POP

Et il l'a fait, le bougre. Il faut dire qu'encore une fois, ce soir-là, c'était super. Il y avait plein de jeunes kids assis dans la poussière, réunis dans la grande magie du rock'n'roll. Et ils ont rejoué des morceaux de « Hot Rats », au début et à la fin du concert, qui reprenait ainsi le rôle célèbre du jambon dans le sandwich. Et tous leurs tubes. « Camarillo Brillo » en rappel, « Dinah Moe Humm » repris en chœur par la foule transie, et de nombreux extraits de « Zoot Allures », leur dernier album, en vente partout. Quelle subtilité, ce Jobson ! Quelle musicalité ! Et la rythmique, quel punch, et le guitariste quelle virtuosité ! Efficacité, cohésion, discipline, tout ce qu'il faut pour faire un chic concert pop comme les kids les aiment !

Et quand on sort maintenant, c'est chouette, ils ont ouvert un café, un bureau de tabac et un self-service à la porte de Pantin ! Seulement ouverts les jours de concerts, les affaires marchent ! Après la pop, on va pouvoir bouffer des hamburgers. C'est la fin de la misère. Mais quand même, ce Zappa, c'est un drôle de mec, pourquoi il s'est cru obligé de répéter quinze fois sur un ton bizarre qu'il n'y avait que deux choses importantes dans la vie : la télé et la bière ! La télé et la bière ? Mais le rock alors, ça ne l'intéresse pas ?

LE JEU STUPIDE DU MOIS

R & F – Monsieur Zappa, je vous dis le nom d'un homme célèbre et vous me répondez la première chose qui vous passe par la tête. O.K. ?

F.Z. – O.K.

R & F – Mao Tsé Toung ?

F.Z. – Petit livre rouge.

R&F – Gandhi ?

F.Z. – Déficience alimentaire.

R & F – Karl Marx ?

F.Z. – Ressemble étrangement à une figurine sur les emballages de pilules pour la toux.

R & F – Richard Nixon ?

F.Z. – Trou du cul!

R & F – Timothy Leary ?

F.Z. – Trou du cul.

R & F – Bob Dylan ?

F.Z. – No comment.

R & F – Jimmy Carter ?

F.Z. – Ne faites jamais confiance à quelqu'un qui sourit autant !

R & F – Les Beatles ?

F.Z. – Ne faites jamais confiance à quelqu'un qui sourit autant !

R & F – Frank Zappa ?

F.Z. – NE FAITES JAMAIS CONFIANCE A QUELQU'UN QUI SOURIT AUTANT !!!

– (propos recueillis par MICHEL BOURRE et PATRICK COUTIN)