Frankie solo

By Jean-Marc Bailleux

Rock & Folk, February 1982


Pour une fois, il voyage en classe solo. Frankie Mégalo ajoute sans sourciller six faces à sa légende vinylique et parmi ses mille et un talents choisit d'exhiber le moins reconnu : celui de guitare-héros.

Francis Vincent a encore frappé, haut et fort. Il ne s'agit pas de notre éminent confrère, mais du diable auquel il a vendu son âme : FRANCESCO VINCENTE ZAPPA, musicien américain d'origine sicilienne, né en 1940... « Shut Up 'N Play Yer Guitar » est le second coffret que Zappa livre à ses admirateurs et à ses exégètes, et c'est l'exact inverse de son prédécesseur. Le premier, que nous n'avons malheureusement connu que sous une forme fragmentaire et éclatée, scandaleusement coupé en rondelles prétendument homogènes, devait contenir dans un désordre savamment organisé l'intégralité des quatre derniers albums publiés par WEA : « Zappa Live In New York », « Studio Tan », « Sleep Dirt » et « Orchestral Favorites ». De la foisonnante complexité d'écriture de « Greggery Peccary » et de « Revised Music For Guitar And Low Budget Orchestra » aux bouffonneries de « Titties & Beer » et de « I Promised Not To Come In Your Mouth » en passant par les somptueuses réorchestrations de « Duke Of Prunes », les pastiches rétro de « Big Leg Emma » et de « Let Me Take You To The Beach » le jazz de « The Purple Lagoon » et les exercices de virtuosité dans l'écriture des percussions de « Black Page » ou dans les improvisations à la guitare de « Filthy Habits » et de « Sleep Dirt » c'est tout l'univers et le savoir-faire zappaïens qui se trouvaient illustrés là, de la façon la plus complète et la plus accomplie. Ce coffret devait présenter Zappa sous le déguisement de la boule tango, brillant de tous ses feux et dans toutes les directions. Il endossait la jaquette de Leonard Bernstein, chaussait les pompes de Coluche et le lorgnon de Stravinski, et labourait le champ musical en tous sens avec la détermination du fanatique, la puissance du Spartiate et, pour autant, la précision du prothésiste et la sagesse du stratège. Là, Zappa, pris au grand angle, était monumental, il s'approchait grandes enjambées du mythe à lui si cher du « compositeur du temps présent ». Ici, lorsque l'on ferme l'angle au point de ne plus avoir dans le champ que des cordes et des ongles, il est phénoménal.

TROMPE-L'ŒIL

Zappa est un stratège. Cette fameuse « continuité conceptuelle » qu'il invoquait volontiers face ses détracteurs, il y a quelques années, ne croyez pas qu'elle ait été abandonnée sous prétexte que les projets et les albums se suivent à un train d'enfer et se ressemblent si peu. En effet, à première vue, qui pourrait bien trouver un fil conducteur dans cet imbroglio qui, depuis que Zappa est distribué par CBS, va de « Sheik Yerbouti » à « Shut Up 'N Play Yer Guitar » ? Vingt-quatre faces en l'espace de deux ans, alors que le plus prolixe des artistes-maison en a petit-être produit le quart ! « Sheik Yerbouti », une collection de « chansons » enregistrées en concert ; « Joe's Garage », qui semble poursuivre en studio le même propos et qui finit par n'être qu'un prétexte, une mise en scène de la guitare du maitre ; « Tinsel Town Rebellion », un autre live plus informe, une sorte de rodage du nouveau groupe ; puis une autre collection de chansons, mais cette fois en studio avec l'évidente volonté d'en faire des tubes, « You Are What You Is » ; enfin six faces de solos de guitare isolés de leur contexte, un peu comme si l'on ne laissait d'un texte que sa ponctuation. La continuité dans tout cela ? Derrière quelque masque, elle s'est bel et bien accentuée, radicalisée. C'est qu'elle n'est plus (ou rarement) formelle, mais désormais stratégique et fondamentale. L'objectif unique de Zappa, c'est la musique, sa stratégie l'encerclement, sa tactique la diversion. Diversion au sens le plus propre : « Opération visant détourner l'adversaire du point ou on veut l'attaquer ». Son histoire, une longue suite de viols musicaux camouflés derrière le geste d'un bateleur, l'abattage d'un marchand forain, la rouerie d'un tire-laine.

Et si le « cirque » des Mothers n'avait jamais été que la vaseline pour faire glisser Varese ou Nancarrow dans nos oreilles (pensez à l'imposante liste de musiciens classiques et contemporains cités dans les « credits » de « Freak Out » et immergés parmi une foule de chanteurs « yéyé », de personnalités du show-business, de personnages hétéroclites et de créateurs du blues et du jazz) ? Et si ses pastiches à la « Ruben & The Jets » ses allusions obscènes, ses airs de ne pas y toucher et de ne rien prendre au sérieux n'étaient que manœuvre, trompe-l'œil, potions édulcorées pour faire avaler une pilule trop acide pour nos palais délicats ? Personnellement, je le pense. Je n'ai pas la naïveté de croire que Frank Zappa ait pu un jour « voir » sa carrière comme Bernadette Soubirous les apparitions de la Vierge ; mais je sais qu'il sait où il va. Il n'y va pas tout droit, mais il y va. Il n'a pas tout prévu, mais il joue chaque coup avec un opportunisme mûrement réfléchi. Et ce, dans tous les domaines. Il pratique la marche du crabe et la stratégie de l'araignée.

DETOURNEMENT

A la longue, après ses déboires avec la Metro ( dont la pire conséquence en ce qui nous concerne est que tous les chefs-d'œuvre enregistrés pour Verve « Absolutely Free », « Freak Out », « We're Only In It For The Money », « Lumpy Gravy » et « Ruben & The Jets » sont aujourd'hui totalement introuvables), après ses diverses faillites (Bizarre, Straight ... ), après le procès contre Warner, Zappa a compris qu'il était primordial de se donner les moyens de ses objectifs, de convaincre plutôt que d'essayer d'imposer, de s'insinuer plutôt que de choquer. Pour ce faire, entre autres, il prend des cautions. Mais alors que bien des respectacles musiciens de rock cherchent à tout prix à affubler leurs produits de l'estampille culturelle, lui, cas unique en son genre, joue le jeu inverse : il tire des billets sur la musique dite sérieuse avec l'aval du rock. Il travestit son phare en vessie. C'est le monde à l'envers. Ainsi Zappa a-t-il mis sur pied une multinationale du détournement. Si ce qu'il nous vend n'était pas systématiquement meilleur que ce qu'on croit lui acheter, ce ne serait qu'une géniale escroquerie, alors que c'est en fait une des plus fabuleuses entreprises de pédagogie musicale de tous les temps. Alors qu'on croyait que l'essentiel du détournement devait consister à subtiliser quelque élément de la « musique sérieuse » pour le réinsérer dans le contexte clownesque de la mythologie zappaïenne, il s'agissait en fait d'attirer l'attention sur la clownerie pour la détourner du sérieux, de la maîtrise, et du propos aussi hardi qu'ardu de l'aventure musicale. Le plus parfait exemple de ce double jeu est « Greggery Peccary » (le petit cochon sauvage grégaire) ou ce qui se joue derrière les tribulations d'un petit cadre frimeur pris par les affres de la vie urbaine, derrière ce dessin animé désopilant où l'on retrouve les obsessions, les thèmes et les situations burlesques des fables et des contes philosophiques zappaïens, ce qui se joue donc au propre et au figuré, c'est le salut de la « musique contemporaine », l'embryon du premier opéra à la sortie du désert académique, l'opéra que Zappa ne manquera pas d'écrire dans quelques années. Je prends les paris.

IRCAM

Mais où veut-il en venir, vous demandez-vous ? Où j'en suis arrivé ; à démontrer que « Shut Up 'N Play Yer Guitar » n'est pas seulement ce qu'il prétend être, à savoir l'illustration de ce truisme que FRANCIS VINCENT ZAPPA EST UN GRAND GUITARISTE, mais surtout une caution, un tribut payé au rock, une issue de secours ou une rampe de sécurité. Car la politique de la diversion, du détournement et de la caution ne s'applique pas seulement au contenu et la forme même des (œuvres, mais aussi à la carrière du musicien et à son développement. Ainsi, « You Are What You Is » et l'incroyable « Shut Up 'N Play Yer Guitar » pourraient bien être les diversions et les cautions gigognes d'un événement musical et social d'une toute autre importance pour Zappa : la création prochaine par l'Ensemble Intercontemporain, voire par l'Orchestre National de France, d'une commande que Pierre Boulez, le ponte le plus exigeant et le plus intransigeant de Ia musique « sérieuse », lui a demandé pour l'IRCAM. Je m'explique. Ce coffret, personne n'y croyait ; la simple idée de sortir un triple album donne des boutons de fièvre au plus valeureux des label-managers ; les antécédents sont rarissimes (un live de Chicago, un d'Emerson, Lake & Palmer, le courageux « Consequences » de Godley-Creme, The Band et George Harrison), il lui fallait donc une caution. Or, tout bien considéré, « You Are What You Is » est bel et bien l'album le plus « facile », le plus immédiatement commercial que Zappa ait produit depuis « Overnite Sensation ». « Je vous fais un tube et en échange vous me sortez mon coffret. » CBS a été le premier surpris, et peut-être le seul, par le succès commercial de cette aventure inédite, puisque le stock était épuisé quelques jours après sa sortie. Zappa, lui, boit du petit lait. Opération réussie : il se déroule un tapis rouge sur le parvis de l'Opéra et c'est son public le plus rock qui, le moment venu, lui y servira de thuriféraires ; celui-là même qui, sans cela, eut été le premier à crier trahison. Le rock est né de la guitare électrique, le jour ou un chanteur de blues inconnu, vraisemblablement dans une banlieue sordide de Chicago, a branché sa guitare sur l'ampli d'un vieux poste à lampes. Ce jour-là, il s'est mis en route vers une gloire universelle. A l'exception quasi unique d'un Keith Emerson, il n'a jamais engendré comme « stars » que des chanteurs ou des « guitar-heroes ». En forçant les portes du club, en écrasant ses poings sur les i et en élevant soi-même son propre mausolée, Zappa fait plus qu'assouvir un vieux désir frustré (qu'on pense aux piques qu'il envoyait régulièrement aux monstres sacrés de la guitare : Clapton sur Ia pochette de « We're Only In It For The Money », Al DiMeola, Alvin Lee sur « Tinsel Town Rebellion »), il s'offre une police d'assurance. Qu'il s'offre une diversion dans le genre « attendez-moi pendant que je vais voir ailleurs si j'y suis », ou une caution esthétique dans le style « non je n'ai pas oublié » ; dans tous les cas l'honneur est sauf, et l'avenir aussi. Il peut désormais tout se permettre.

CINEMA

En attendant, « Shut Up 'N Play Yer Guitar » est un énorme pavé dans Ia mare du rock : une heure trois quarts de guitare, sans un temps mort, sans qu'on éprouve la moindre lassitude, le moindre ennui. Et ce sans un mot (« Shut Up... ») et presque sans un thème au sens formel et académique du terme. On ne voit guère qu'un Jimi Hendrix comme autre guitariste capable de réussir pareille gageure. Paix à son âme. Zappa est cas unique dans le rock de compositeur capable de transcender sa propre technique d'écriture par une égale virtuosité instrumentale. C'est cette complémentarité de ses extraordinaires qualités qui donne à ce coffret une valeur exemplaire de ce que peut être l'inventivité, la créativité, la recherche dans le rock. Zappa fait de celui-ci le microcosme ou se croisent toutes les musiques, tous les genres. Il prétend se faire admettre comme « guitar-hero » ; et là encore, ce qu'il offre dépasse de très loin ce simple propos ; car au gré de cette promenade virtuose, parfois effrénée, parfois rassérénée, les paysages traversés nous mènent du métal aiguisé d'un solo hard aux techniques dodécaphoniques, en passant par les progressions modales et les exercices « exotiques » ; le blues, le jazz, la musique contemporaine et la recherche (œcuménique ; le tout, caractéristique exclusive des grands artistes, sans qu'on ait jamais l'impression de changer de train.

Zappa nous avait habitués à ce qu'il traite la musique avec les techniques du cinéma. Les scènes d'un film sont tournées dans un ordre pratique qui n'a souvent rien à voir avec leur place respective dans le déroulement de l'action ; on fait plusieurs prises et c'est au montage que le film apparait dans sa forme définitive. Zappa est un expert du montage. Combien de ses morceaux dans la forme que nous leur connaissons sur disque sont « fabriqués » à partir de bribes d'enregistrements hétéroclites, en public et en studio, montés à Ia manière d'un film cinématographique ? Je n'en citerai pour exemple que les informations données par Frank Zappa sur la « réalisation » de « Yo' Mama » et de « Rubber Shirt » sur « Sheik Yerbouti », ou de « Easy Meat » sur « Tinsel Town Rebellion », ou bien encore l'incroyable collage de « King Kong » sur « Uncle Meat » ; mais les cas sont innombrables et pas toujours avoués.

MAFIA

Mais alors que cette technique du montage consiste à donner un contexte spécifique qu'il n'avait pas toujours dans son occurrence originelle un passage, à un solo particulièrement réussi, à s'en servir comme élément d'un ensemble d'une autre grandeur, la technique utilisée ici, qui est analogue, suit des objectifs opposés. Il s'agit en fait d'une sorte de démontage » qui consiste à délibérément gommer tout contexte, toutes références musicales ou autres, isoler une partie instrumentale en ne lui conservant que son accompagnement strictement indispensable, pour mettre l'accent non plus sur l'ensemble, mais sur la partie. Et, comme Hector Guimard sculptant ses boutons de porte faisait encore de l'architecture, pour prouver (cela devrait s'imposer l'esprit de tout artiste qui se respecte et de tout auditeur quelque peu exigeant) que, comme en physique, chaque structure intelligible est un arrangement de structures parfois aussi complexes, jusqu'à l'infinitésimal, en musique – en art – l'un des traits du génie apparait là ou chaque partie, chaque fragment isolé possède les qualités d'une « œuvre ».

En écoutant « Shut Up 'N Play Yer Guitar », je ne peux m'empêcher de penser à ces soli de Charlie Parker, fuites éperdues vers des contrées alors inexplorées, qui, une fois détachés des thèmes qui leur servaient de prétextes, et passés au crible de l'analyse musicologique, ont dévoilé en plus de leur lyrisme flamboyant des formes rigoureuses d'une complexité inusitée, toujours renouvelées. De ce dernier point de vue, celui du renouvellement, on trouve ici, sous une forme camouflée comme à l'accoutumée, un exemple frappant des étonnantes capacités de Frank Zappa à dessiner chaque soir sur le même canevas des lignes chaque fois différentes : « Shut Up 'N Play Yer Guitar », « Shut Up 'N Play Yer Guitar Some More » et « The Return Of The Son Of Shut Up 'N Play Yer Guitar » (les morceaux) sont en fait trois prises d'un même titre, enregistrées chacune à vingt-quatre heures d'intervalle en concert. Je me suis amusé à les coller bout à bout, elles ne font qu'un, un flot unique de vingt minutes d'improvisation, pas une note inutile, pas une erreur de goût, mais surtout pas une redite. Chaque jour l'invention pure, l'essentiel de l'improvisation.

Ceci dit, Zappa guitariste, il est bien le seul à prétendre nous le faire découvrir ; le morceau prétexte à solo de guitare émaille toute sa production depuis les origines : « Ritual Dance Of The Young Pumpkin » sur « Absolutely Free », l'extraordinaire « Nine Types Of Industrial Pollution » sur « Uncle Meat », « Get A Little » sur « Weasels Ripped My Flesh », « Apostrophe », « Black Napkins » sur « Zoot Allures », l'essentiel de « Joe's Garage 2 & 3 », « Transylvania Boogie » sur « Chunga's Revenge », « Holiday In Berlin, Full Blown » et « Theme From Burnt Weenie Sandwich» sur l'album du même titre, etc ... Il aurait pu choisir le mode rétrospectif – il a dans ses tiroirs certainement matière à une vingtaine d'albums. Il a préféré concentrer son effort sur une période d'environ un an, ce qui renforce encore la densité du projet et donne un tout autre impact à sa variété. Du groupe, il n'y a pas grand-chose à dire tant sa présence est subsidiaire. A noter et à apprécier cependant l'étonnant travail de Vinnie Colaiuta dont le nom est un crédit à lui seul (en italien « avec l'aide »), digne successeur de Terry Bozzio, et la discrète efficacité du « chant du coucou », Warren Cucurullo à la rythmique. Zappa doit être contrôlé par la mafia !