Mais qui sont ces jazzmen qui soufflent pour Zappa?

By Francis Vincent

Jazz Magazine, June 1982


Frank Zappa a toujours dit son peu de goût pour tout ce qui touche au jazz. L'om init pourtant que Wes Montgomery et Eric Dolphy, par exemple, ont été des repères importants dans son cheminement personnel ; l'on sait aussi que jeunesse a été bercée par blues et le rhythm and blues – de Guitar Slim et Elmore James à Johnny Guitar Watson. Mais dans diverses interviews le père des Mothers a expliqué qu'il s'était « fâché » très tôt avec le jazz : et à l'époque, Howard Rumsey et son Lighthouse All Star représentaient pour lui le comble de la frime ...

Pourtant, outre sa passion pour Mingus, Coltrane, Ayler, on constate que 75 % des musicien employés par Zappa ont été, a un moment ou à un autre, mêles à l'aventure du jazz – du trompettiste Buzz Gardner, un des premiers Mothers, dont on trouve la trace dès les années 50 côté de André Hodeir et d les clubs de Saint-Germain-du-Près (et dont il nous reste même un souvenir phonographique « New Jazz », avec Bobby Jaspar, Swing 33338), jusqu'au nouveau batteur, Charles Wackerman, qui, lui, est un transfusé de la formation de Bill Watrous. L'utilisation de jazzmen par Zappa a commencé dès 1966 avec Gene Di Novi, qui fut le partenaire de Buddy Rich, Benny Goodman, Chubby Jackson, Anita O'Day, Lena Horne ... L'apparition du pianiste dans l'univers zappaïen coïncide avec la publication de l'album de deux disques « Freak Out ». Aussitôt après, Zappa fait appel à Don Ellis. Mais la présence du trompettiste dans le deuxième album de Zappa, « Absolutely free », restera, quantitativement, anecdotique.

Don Preston, en revanche, fera partie des Mothers of Invention de 1966 à 74. Sa biographie professionnelle commence en 1951 dans l'orchestre de Herbie Mann, qu'il quitte deux ans plus tard pour la formation de Hal McIntyre, avant d'être le complice de Paul et Carla Bley, puis de Don Ellis et Gil Evans (1971). Alchimiste électro­acoustique, « savant fou ». Preston participera aussi au Escalator Over The Hill de Carla Bley, où il retrouve Charlie Haden avec qui il avait travaillé en 1959.

Dés lors, le défilé des jazzmen ya s'accélérer, avec :

Mike Lang (dans « Lumpy Gravy »), dont l'itinéraire passe par Paul Horn et (encore lui) Don Ellis. Musicien de studio, il a accompagné des centaines de jazzmen, parmi lesquels des musiciens hollywoodiens, ou « hollywoodisés », comme Lalo Schifrin, Quincy Jones, Oliver Nelson, Neal Hefti ...

Pete Jolly («Lumpy Gravy »), pianiste qui a joué dans les années 50 avec Shorty Rogers, Buddy DeFranco, Georgie Auld, avant de travailler essentiellement pour la télévision ;

John Guerin (« Lumpy Gravy » et «Hot Rats »), l'un des plus éclectiques parmi les nouveaux batteurs : il a accompagné des gens aussi divers que Count Basie, Joan Baez, George Shering, Garfunkel, Jimmy Smith ...

Frankie Capp (« Lumpy Gravy »), batteur de grande formation, qui a travaillé avec Basie, Kenton, Hefti, avant de devenir un « requin » de studio ; il participe aussi aux émissions télévisées de Steve Allen, qu'on retrouve, comme par hasard, enregistrant en 1962 un Concerto pour bicyclette et pompe à vélo en compagnie d'un jeun homme timide nommé Frank Zappa.

Il conviendrait de citer aussi les jazzmen qui n'ont eu avec la musique de Zappa que des rapports ponctuels : Shelly Manne, Vic Feldman, Alan et Gene Estes, Dennis Budimir ... Sans oublier Emil Richards, vibraphoniste de Ellis et Kenton.

En 1969, pour l’enregistrement de « Hot Rats », nous retrouvons John Guerin, à qui s 'ajoutent Paul Humphrey (Les McCann, Harry James ...), Max Bennett (Kenton, Rosolino, Bob Cooper, Tom Scott ...), Sugarcane Harris, et surtout Jean-Luc Ponty qui trouvera auprès de Zappa la consécration internationale. N'épiloguons pas sur les raisons de la discorde qui surviendra quelques années plus tard, Ponty s'en est expliqué ici même (Jazz Magazine n° 220).

Notons seulement que le violoniste, outre son expérience avec Daniel Humair et Eddy Louiss, produira l'un de ses meilleurs albums, « King Kong », avec des compositions de Zappa, accompagné par des gens comme George Duke, Wilton Felder et le toujours déconcertant Bueil Neidlinger (Giuffre, Don Cherry, Houston Symphony, Maurizio Kagel, Cecil Taylor, Zappa, .... ).

Ponty est arrivé chez les Mothers avec George Duke, dont la biographie comporte aussi un passage chez Don Ellis, qui apparaît décidément comme un des principaux pourvoyeurs de musiciens pour Zappa – avec Kenton, Gerald Wilson, Herbie Mann et Woody Herman. Faisons encore un saut dans le temps pour arriver au « Grand Wazoo Orchestra », la formation la plus jazzy de Zappa (1972). Qu'on en juge :

Tom Malone qui, après des études musicales poussées, joue avec Woody Herman (69), Duke Pearson (70), Louie Bellson (72) et Bill Watrous (71-75) ;

Charles Owens (Buddy Rich, Mongo Santamaria ...), dont le talent reste méconnu malgré un disque sur Trend ;

Gary Barone (dont le père jouait avec Bob Crosby), qui commen­ce, lui, par le Neophonic de Kenton (66), avant d'être associé à Bud Shank, Gerald Wil­son. Shelly Manne ;

Dave Parlato, ancien de Don Ellis. Frank Strazzeri. Warne Marsh, Paul Horn, John Klemmer ...

Bruce Fowler, fils du guitariste (et professeur) William Fowler, qui a débuté chez Woody Herman, lequel reprit plus tard une des compositions de Zappa, America Drinks and Goes Home, comme Dave Pike avait repris Mother People. Fowler amènera dans les Mothers ses frères Walt et Tom, et tout ce beau monde se retrouvera avec les Brecker Brothers dans le Bingo Miki & Inner Galaxy Orchestra en 1981. Auparavant, auront également embarqué dans la nef des Mothers : David Samuels, Ronnie Cuber, Glenn Ferris ...

Paradoxe supplémentaire. Zappa est sans doute la seule rock­star qui soit aimée à la fois par Gil Evans et Archie Shepp. D'ailleurs, je ne vois pas plus bel hommage que celui de Roland Kirk : « J’ai joué avec les Mothers à Boston. C’a a été une des expériences les plus excitantes de ma vie. Zappa m'a dit: « Eh, Roland, viens jouer avec nous ! » J’ai hésité un peu et j'y suis allé. C’était formidable. On a tort de dénigrer les musiciens pop dans les milieux du jazz, surtout quand ils ont la classe de Zappa. Les puristes, comme on dit, se bouchent les oreilles et prennent des airs dédaigneux. Et beaucoup se prenne pour des génies. Un jour, ils ouvriront un peu plus leurs oreilles, car personne ne viendra plus les écouter et ils s’apercevront que les minus de la pop sont allés cent fois plus loin qu'eux ... »

– Francis Vincent.