Zappa-Boulez, meme combat?
By Philippe Olivier & Patrice Bollon
Affluence monstre ce soir au Théâtre de la Ville ou Pierre Boulez dirigera trois œuvres de Frank Zappa, « en présence du compositeur » qui nous a accorde une interview exclusive. Un parcours parmi son gout pour certains compositeurs du XXème siècle, un humour très anglo-saxon et un souci permanent d’être reconnu: « Je compose de la musique sérieuse depuis l’âge de 14 ans » ....
Zappa/Boulez : la rencontre entre la rock-star californienne, leader « progressive » des années 60, et le compositeur et chef d’orchestre charismatique a constitué, pour la plupart des critiques français, une surprise, presque un « scandale ». A peine l’annonce en était-elle faite que l’Ensemble Intercontemporain se trouvait immédiatement submergé de coups de téléphone. On voulait lire les partitions. On doutait même qu’elles existent. On s’interrogeait sur les mobiles de Zappa — volonté de reconnaissance ou publicité ? — et sur ceux de Boulez...
Ces attitudes sont d’abord à mettre sur le compte d’une ignorance. Car ce n’est pas la première fois que la musique de Zappa sera ainsi interprétée — par une formation « sérieuse ». Le distingué moustachu s’était déjà fait accompagner par le Royal Philarmonic Orchestra dans son opéra-film 200 Motels. Il y citait même le Woyzeck de Berg ! L’année dernière, le chef du Los Angeles Philarmonic, Zubin Mehta, inscrivait certaines de ses œuvres dans son programme « Musique du XXème siècle ». Enfin, un premier volume d’œuvres symphoniques de Zappa interprétées par le London Symphony Orchestra — vient de paraître.
Il y a aussi un secret mépris dans cette incompréhension de la critique. En France, on ne comprend toujours pas qu’on puisse aimer en même temps musique classique et rock.
Ceux qui se croient cultivés ne peuvent imaginer qu’il puisse exister aussi une autre forme de culture. Et vice-versa. Les planètes de la musique prétendue « sérieuse » et du rock ne se rencontrent jamais, en vertu des lois d’un cartésianime réducteur. Et ce, contrairement aux Etats-Unis où Terry Riley a pu jouer avec John Cale. Phil Glass ne se trouve-t-il pas, lui aussi, fort proche des expérimentations du rock ?
Les détracteurs de ces rencontres devraient — néanmoins — être rassurés par le concert de ce soir. Car il n’y a pas, au fond, plus classique et plus sage que Zappa lorşqu’il compose pour orchestre traditionnel. Un zeste de Stravinsky, de Berg et de Varèse lié par une sauce néo-classique, il n’y a pas là de quoi effaroucher le mélomane moyen. De Varèse, sa référence prédominante, Zappa n’a retenu que la forme, pas l’esprit. Varèse voulait que la musique soit un art de la cruauté, qui bouleverse l’auditeur, le décape de ses conformismes et le plonge dans un univers primitif tragique, dominé par la passion et la pulsion. Ce qui pourrait être la meilleure définition de la musique dramatique: opéra tout autant que rock.
Autant dire que Zappa est loin du compte. Sa musique est un bon exercice de style, un peu inexpressif tout de même. Elle repose sur une transposition de son univers, déjà académique en matière de rock, dans les codes de l’écriture classique. Une pièce montée d’influences, fort habile et professionnelle, venant d’un peu tous les horizons. Une esthétique néo-dadaïste du collage à laquelle manque ce que prônait Varèse et qui fait aussi l’essence du rock authentique: la puissance du geste. Et son évidence.
Zappa: « La réputation de Boulez a toujours reposé sur l’exactitudé rythmique »
LIBERATION. — Comment l’idée d’une collaboration avec Boulez vous est-elle venue ?
FRANK ZAPPA. — Cela a pris trois ou quatre ans. A l’origine, j’avais envoyé à Pierre Boulez quelques partitions pour grand orchestre et lui avais demandé s’il pouvait les diriger. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas jouer ces œuvres avec l’Ensemble Inter Contemporain et m’a demandé d’écrire quelque chose pour un effectif plus réduit. C’est ce que j’ai fait avec The Perfect Stranger.
LIBERATION. — Pourquoi teniez-vous tant a ce que Pierre Boulez dirige vos, œuvres ?
F.Z. — Principalement pour sa réputation d’exactitude rythmique. Mes morceaux comportent certaines difficultés dans ce domaine. En musique moderne, le plus grand problème consiste à trouver des exécutants qui puissent interpréter correctement des rythmes compliqués. La réputation de Boulez a toujours reposé sur cette préoccupation : c’était donc un choix naturel.
LIBERATION. — Vous avez parlé de précision. Avez-vous la nostalgie de cette précision, apparemment l’apanage des musiciens classiques ?
F.Z. — Non. Peu de gens savent qu’avant de faire du rock, j’écrivais de la musique de chambre depuis l'âge de 14 ans. Je me suis seulement dirigé vers le rock à 21 ans. Ma passion initiale était la musique contemporaine. Mais personne ne voulait jouer mes partitions. Aux Etats-Unis, il est très difficile d’être joué. J’ai dû me consacrer au rock pour pouvoir tout simplement faire entendre ma musique. Pourtant, je continue à écrire depuis mon adolescence et nombre de mes morceaux n’ont jamais été interprétés. Cette activité n’a donc rien d’un hobby.
LIBERATION. — On raconte qu’un des premiers disques que vous ayez acheté était du Varèse. Quelle influence a-t-il exercé sur vous ?
F.Z. — J’avais lu une critique moqueuse de cet album dans un magazine américain, Look Magazine. L’article parlait de la chaîne de magasins Sam Goody à New York et disait : « Sam Goody est un si bon vendeur qu’il peut même arriver à vendre cet album ». Je suis sorti immédiatement l’acheter et je l’ai beaucoup aimé.
LIBERATION. — De quel album s’agissait-il ?
F.Z. — Il s’appelait l’Œuvre Complète d’Edgar Varèse, volume I et avait été enregistré en 1950. Y figuraient Ionisation, Density 2,5, Octandre et Intégrales.
LIBERATION. — Quels autres compositeurs du XXème siècle appréciez-vous ?
F.Z. — Mis à part Varèse, j’aime Webern, Stravinsky, Takemitsu et quelques œuvres de Penderecki comme De natura sonoris ou l’opéra Les Diables de Loudun. J’apprécie aussi beaucoup Kagel.
LIBERATION. — Sa conception du théâtre musical n’est, au fond, pas très éloignée du rock...
F.Z. — Sauf que c’est meilleur, bien meilleur.
LIBERATION. — Vous pourriez travailler avec lui ! (rires). Il aime la mise en scène, les fumées, le décorum.
F.Z. — Peut-être. En tout cas, il a mon respect.
LIBERATION. — Pensez-vous que, de ce point de vue, la musique contemporaine gagnerait à s’inspirer du rock ?
F.Z. — Avec des fumées, vous voulez dire ?
LIBERATION. — Pierre Henry et Kagel, dans La Trahison orale, faisaient cela.
F.Z. — Vous toucherez alors un public qui viendra pour les fumées, pas pour la musique.
LIBERATION. — Quel profit entendez-vous tirer de la rencontre avec des musiciens classiques ?
F.Z. — S’il existe une activité humaine se traduisant à tous les coups par une perte d’argent, c’est bien la musique contemporaine... (rires).
LIBERATION. — Nous voulions parler d’un profit musical ou intellectuel...
F.Z. — Je ne pose pas la question dans ces termes. Si quelqu’un passe du temps à écrire de la musique, celle-ci doit être interprétée, et correctement. Mon seul intérêt dans ce cas précis est que l’interprétation soit bonne. Elle ne pourrait vraisemblablement pas être meilleure que celle de Boulez et de l’Ensemble Inter Contemporain.
LIBERATION. — Si l’on vous proposait de venir travailler à l’IRCAM avec l’ordinateur 4X, accepteriez-vous ?
F.Z. — J’ai déjà un home-computer, merci... (rires). Depuis six mois, je travaille à un concerto pour piano avec l’aide de cet ordinateur et j’espère qu’il sera bientôt joué.
LIBERATION. — A quelles fins utilisez-vous l’ordinateur ? Pour transformer les sons ?
F.Z. — Non. En réalité, le son sortant d’un ordinateur est très proche de celui d’un piano Fender Rhodes. L’ordinateur m’intéresse parce qu’il permet d’inventer des rythmes et d’atteindre des performances que la main humaine ne pourrait obtenir, et cela A une très grande vitesse. Avec un ordinateur, je peux faire exécuter la musique que je programme d’une manière irréalisable pour un homme isolé.
LIBERATION. — En dehors de votre concerto pour piano, avez-vous actuellement des œuvres en gestation ?
F.Z. — Oui. Un morceau pour piano seul et des pièces qui n’ont pas de titre pour l’instant. Je leur donne des numéros : le numéro 43 est pour cordes et guitare électrique, mais entièrement joué par l’ordinateur qui produit un très bon son à partir de la guitare électrique.
LIBERATION. — Est-ce à dire que vous abandonne: le rock ?
Viendra, viendra pas
Jusqu’à la tin de la dernière semaine de décembre 1983, les responsables de l’Ensemble Inter Contemporain ont vécu dans l’incertitude la plus complète quant à la venue de Frank Zappa à Paris. D’où une « guéguerre » des nerfs.
La rock star refusait, en effet, de traverser l’Atlantique si un litige l’opposant à certaine maison de disques ne tournait pas à son avantage : une affaire qui, de toute évidence, ne concernait pas l’Ensemble Inter Contemporain. Zappa se mit ensuite à pleurer misère au sujet du remboursement de son voyage Los Angeles-Paris. L’EIC n’ayant pas la possibilité de le prendre en charge, Pierre Boulez se serait alors dit prêt à « faire un geste » pour l’auteur de 200 Motels. On espérait pourtant qu’il aurait l’élégance de refuser.
Cela s’est produit : depuis le samedi 31 décembre, Zappa est à Paris. A ses frais exclusifs. Il habite la suite Victor Hugo de l’Hôtel Novapark (6000 francs la nuit) et chaque matin, vêtu d’un pantalon de jogging, il croise les « huiles des huiles », cet établissement étant surtout fréquenté par des financiers du Golfe Persique.
F.Z. — Pas du tout. Mon prochain album sort dans six semaines.
LIBERATION. — Quelle différence faites-vous entre le rock et la musique « sérieuse » ?
F.Z. — La même qu’entre la peinture et la sculpture, conduire une voiture ou manger un sandwich... Une seule personne peut faire toutes ces choses. Pourquoi doit-on se limiter à une seule activité ?
LIBERATION. — Essayez-vous de rapprocher les deux genres, de les mélanger ?
F.Z. — Pas vraiment. Si vous pensez seulement à la composition, à la structure des divers éléments, le rapprochement est évident. C’est au fond la même activité, que j’écrive un morceau de rock’n roll ou de musique de chambre. Mais le résultat sonore sera différent.
LIBERATION. — Comment voyez-vous la musique de demain ?
F.Z. — Elle sera très ennuyeuse.
LIBERATION. — Pourquoi ?
F.Z. — La musique et son système de diffusion sont contrôlés par des gens ennuyants. Je ne pense pas que les musiciens eux-mêmes soient imbuvables. Mais les concessions qu’ils doivent faire au système pour être enregistrés et distribués ont réduit la qualité, l’intensité et le contenu même de la musique au point qu’il ne s’agit plus que de produits. Les gens qui décident des contrats d’enregistrement et de distribution baissent peut-être la musique maintenant plus que jamais.
LIBERATION. — Le fait d’être une « rock star » vous a-t-il aidé à être joué par des formations « sérieuses » ?
F.Z. — Cela ne m’a assurément pu desservi. Je me demande si ce concert dirigé par Boulez aurait pu avoir lieu si j’avais été complètement inconnu. Aurait-il même lu mes partitions, dans ce cas ? D’un autre côté, comme je suis une rock star, certaines per· sonnes viendront au concert pour juger ma musique avec les normes du rock’n roll ou bien encore d’un point de vue « prospectif ». Je ne pense pas que cela soit nécessaire, ni vraiment flatteur pour moi.
LIBERATION. — Quels sont les musiciens que vous aimez dans l’univers du rock ?
F.Z. — J’aime Allan Holdsworth.
LIBERATION. — Qui ça ?
F.Z. — Allan Holdsworth, un très bon guitariste anglais. J’aime aussi le Tom Tom Club. Et puis... (long silence).
LIBERATION. — Pas beaucoup d’autres, en définitive...
F.Z. — Oui. Très peu.
LIBERATION. — Pouvez-vous nous parler des œuvres qui seront interprétées le 9 janvier par l’Ensemble Inter Contemporain ?
F.Z. — L’une est une commande de l’Ensemble et s’appelle The Perfect Stranger. Elle commence par une tierce majeure, semblable à la sonnerie d’une entrée. Quand vous l’écouterez, pensez à un homme faisant du porte-à-porte et essayant de vendre un aspirateur à une ménagère. Les deux autres morceaux s’intitulent Naval Aviation in Art ? et Dupree’s Paradise. Le premier est très court et ressemble à un choral. Le second est la reprise d’un thème des Mothers of Invention quand Ian Underwood et George Duke en faisaient partie. L’ensemble dure une vingtaine de minutes.
LIBERATION. — Quelle sensation cela vous fait-il de figurer aux côtés de Carter, Ives et Ruggles dans un programme de musique américaine ?
F.Z. — ? ? ? ? (perplexe)
LIBERATION. — Qu’est-ce qui vous rapproche d’eux ?
F.Z. Le passeport, seulement ! (rires).
Propos recueillis par Philippe Olivier et Patrice BOLLON
Théâtre de la Ville. Lundi 9 janvier à 20h30.
Boulez: « Je ne peux pas encore dévoiler les qualités de la musique de Zappa »
LIBERATION. — Pourquoi cette collaboration inattendue avec Frank Zappa ?
PIERRE BOULEZ. — Je suis intéressé par l’intrusion d’un style instrumental et de pratiques musicales différentes, se situant à l’extérieur du domaine « classique ». Faire entrer ces pratiques l’une dans l’autre me paraît tout à fait captivant. Mais la condition que je mets à ce genre de collaboration consiste à ce que les partenaires en présence soient des professionnels. Les rencontres placées sous le signe d’un vague œcuménisme ne m’intéressent pas.
LIBÉRATION. — Frank Zappa n’est pas le seul compositeur à figurer au programme de votre concert. Quel est le motif de cette décision ?
P.B. — Cela aurait été trop naïf d’interpréter exclusivement ses œuvres. Il m’a paru plus judicieux de placer Frank face à d’autres musiciens américains, tels que Charles Ives et Elliot Carter. Ce dernier est l’exacerbation parfaite du monde de la musique comme on le vit à l’intérieur d’une discipline régulière, académique résultant de l’enseignement traditionnel des conservatoires. Il est donc un anti-Zappa...
LIBERATION. — Et Carl Ruggles, le quatrième des musiciens de cette soirée ?
P.B. — Il est très peu connu en France et je me demande si on l’a déjà joué ici. Ruggles appartient au grand mouvement d’avant-garde américain des années 20 qui fut complètement cassé par la dépression économique de 1929. Quelques années plus tard, l’évolution de la musique et des autres arts aux Etats-Unis se mit à suivre de façon très parallèle le réalisme socialiste soviétique, ce qui est vraiment curieux: l’un comme l’autre étaient nés au même moment. Ils résultaient chacun d’un seul et unique phénomène de récession économique. ll me paraissait intéressant de raccorder ces expériences à celles d’aujourd’hui dans un même programme.
LIBERATION. — La venue de Zappa n’est-elle quand même pas une opération « gadget » ?
P.B. — Pas du tout. Ses œuvres sont intégrées à un programme. Je les prends très au sérieux.
LIBERATION. — Quelles qualités musicales leur trouvez-vous ?
P.B. — Tant qu’elles n’auront pas été jouées au concert du 9 janvier, je ne peux pas dévoiler leurs qualités. La surprise de l’audition ne doit pas être définie par anticipation...
Propos recueillis par P.O.
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