Ouïssif, héroïque & mono

By Guy Darol

Jazz Magazine, January 2012


Frank Zappa et ses Mothers Of Invention au Carnegie Hall de New York?! Vous êtes sûr? Oui, et Guy Darol lui-même, quarante ans après, n'en est toujours pas revenu. Visite guidée.

Toutes les an na les sont muettes. La venue de Frank Zappa et des Mothers Of Invention au Carnegie Hall est un événement sans traces dans l'historiographie. Les deux concerts du lundi 11 octobre 1971 sont inexistants sous la plume des scrutateurs. Dans sa chronologie pointilleuse (Frank Zappa - A Visual Documentary), Barry Miles ignore cette date. Il pointe, en ce mois d'octobre, la sortie de "200 Motels", treizième album, et un concert, le mercredi 6, au Music Hall de Boston. Silence total sur ce rendez-vous exceptionnel dans une salle de prestige, à l'acoustique impeccable, ayant accueilli la création new-yorkaise du Sacre du Printemps d'Igor Stravinsky. On chercherait en vain, sur le Net, un vent coulis de témoignage. Rien. Pas le friselis d'un souvenir. Cette soirée serait passée par l'aspirateur du néant si Joe Travers, Vaultmeister patenté, n'avait extrait de l'athanor fulcanellien le remarquable rubis sonore. Un document ouïssif !

DU GARRICK THEATRE AU CARNEGIE HALL

En cette année 1971, les Mothers Of Invention reformés rodent un Vaudeville band de haute volée au sein duquel se détachent les voix brillantes et néanmoins espiègles de Mark Vol man (alias Flo) et Howard Kaylan (alias Eddie), deux ex-Turtles. Le bassiste Jim Pons (ex-The Leaves, ex-Turtles), le saxophoniste Ian Underwood, le claviériste Don Preston et le batteur Aynsley Dunbar ajoutent leur grain de folie que l'on peut identifier sur "Fillmore East - June 1971" et "Just Another Band From L.A.", deux enregistrements public en relation étroite avec le coffret 4 CD, objet de notre éblouissement. Lorsque Ran Delsener, notoire promoteur de concerts à New York, fut contacté par Frank Zappa sur l'hypothèse d'une performance au Carnegie Hall, il crut d'abord que le compositeur instruit par les facéties de Spike Jones voulait lui parler du Carnegie Deli, le fameux restaurant de Midtown Manhattan. Mais Frank Zappa qui avait affûté ses armes au Garrick Theatre voyait grand désormais. Il lui fallait un espace à la dimension du New York Philharmonie. Ran Delsener savait que le chef d'orchestre Zubin Mehta avait posé sa patte sur"200 Motels" et il insista auprès de Ioana Satescu, programmatrice du Carnegie Hall, qui mit au calendrier deux concerts à la suite, totalisant un peu plus de quatre heures.

XÉNOCHRONIE OBLIGE

Cette épopée sonore aujourd'hui gravée constitue le quatre-vingt-onzième artefact officiel dans la discographie (inachevée) de Zappa. Elle a pour particularité d'enrichir la connaissance que nous avons des enregistrements au Pauley Pavilion de Los Angeles et au Fillmore East de New York. Nous y découvrons, notamment, de nouvelles versions de King Kong et de Billy The Mountain, deux pièces phares du répertoire. Sont repassés au papier de verre du perfectionnisme des titres appartenant à la légende de "Freak Out !" (1966) et de"Hot Rats" (1969). The Mud Shark (épisode de la vie sexuelle des groupes en tournée, soit Led Zeppelin et Vanilla Fudge) double en durée et s'augmente d'une préface sardanapalesque.

Nouveauté d'importance l'agencement du récit sur la création divine du Sofa est combiné dans une suite introduite par Once Upon A Time ("You Can't Do That On Stage Anymore, Vol. 1") enchainant sur des variations renvoyant à "One Size Fits All" (1975), "Joe's Garage Acts II & III" (1979) ou encore "Playground Psychotics" (1992). Xénochronie oblige !

On se souvient que Frank Zappa n'aimait rien tant que braver les lois de l'entropie. Le procédé Sonic Solutions lui permettait ainsi de mêler la chanson Lonesome Cow Boy Burt ("200 Motels"), interprétée par Jimmy Carl Black, à une version yodélisée pendant la tournée de 1988, intitulée Lonesome Cowboy Rando. Ce triomphe de l'art sur la fuite du temps fut plusieurs fois expérimenté, particulièrement sur "Läther" (Greggery Peccary) et "Sheik Yerbouti" (Rubber Shirt). Cette fois, ce sont les magiciens de l'UMRK (Utility Muffin Research Kitchen), le studio pimpant que Zappa inaugura en 1979, qui poursuivent le défi en donnant par exemple une ampleur inédite à Billy The Mountain, une parodie d'opéra rock dans laquelle les mélomanes peuvent s'amuser à retrouver des citations d'Edward Elgar (Pomp and Circumstances March n° 1), de Paul Anka (Johnny's Theme), de Paul Burkhard (O Mein Papa), de Harburg & Arlen (Over The Rainbow), et de Stephen Stills (Suite : Judy Blue Eyes).

UN DIAMANT ÉTERNEL

La version de Billy The Mountain n'apporterait pas de mutation majeure par rapport à celle qu'immortalisèrent "Just Another Band From L.A." (24:46) et "Playground Psychotics" (30:25) si la démesure n'était venue s'y ajouter et d'abord dans le temps de l'exécution (47:41) puis dans le panachage des solos qui donnent à l'instrumentation l'occasion d'exprimer la dimension free form si chère à Frank Zappa dont on retiendra la parenté de culture avec Eric Dolphy, Omette Coleman ou encore Archie Shepp. À 19h30, ce 11 octobre, le premier show s'ouvre sur The Persuasions, le groupe a cappella de Jerry Lawson, reprenant des airs de Curtis Mayfield, Louis Prima, Carole King, Sam Cooke avec maestria. C'est en bonus dans le coffret.

Un mot sur la captation de ces deux concerts. lis furent enregistrés sur un magnétophone Nagra à bande mono, équipé d'un micro ElectroVoice modèle 664, laissant Joe Travers dans un grand embarras lorsqu'il découvrit les boites en 1996. Il ne pouvait pas les lire! Trois ans plus tard, UMRK se dota d'une machine qui permettait de transférer le contenu des bandes sur DAT. Il découvrit alors qu'elle révélait craquements, chuintements et autres grésillements. Confiées à un enregistreur de mastering Ampex ATR-102 puis un système audionumérique Nuendo, les imperfections étaient enfin gommées. Le résultat de cette alchimie enregistrée live en mono héroïque est à couper le souffle. Un rubis, disais-je. Je précise que ce diamant est éternel.

CD Frank Zappa & The Mothers Of Invention :
"Carnegie Hall" (4 CD www.zappa.com).

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